L'irrésistible croyance que la femme a cédé volontairement s'impose ainsi sournoisement. (...) L'analyse intérieure n'est pas explicitée, à la fois sous entendue et impossible. L'argument de quelque évident consentement dans les textes juridiques demeure sobre, peu commenté, limité à des réflexions apparemment mécaniques: le viol tenté par un homme seul sur une femme résolue serait impossible pour de simples principes physiques; la vigueur féminine suffit à la défense; la femme disposant de moyens "suffisants". Les juristes d'Ancien-Régime y voient une quasi vérité. C'est ce qu'atteste en 1775 le "traité de l'adultère" de Fournel: "quelle que soit la supériorité de force d'un homme sur une femme, la nature a fourni à celle-ci des ressources sans nombre pour éluder le triomphe de son adversaire".
extrait de l'histoire du viol, Georges Vigarello. Sur la question du consentement unilatéralement ou presque formulée ainsi chez les Lumières (Voltaire, Diderot, Rousseau etc.) On perçoit encore à cette époque l'idée d'honneur, dans les mots "triomphe" ou "adversaire". Et la symbolique de pouvoir, très importante tout au long de l'histoire.
Plus profondément, le changement de l'appréciation des violences sexuelles chez les victimes adultes tient au changement du rapport entre hommes et femmes. Non que le pouvoir masculin soit effacé: il conserverait plutôt une "mâle résistance" selon la formule narquoise de François de Singly, alors que l'ordre ancien est fortement ébranlé et que se sont recomposées l'ensemble des figures d'autorité. Deux faits en revanche semblent acquis: "ce qui a changé depuis une vingtaine d'années c'est bien la tolérance de nos compagnes à la violence, à la souffrance et à l'ennui." Ce qui a changé aussi, c'est la reconnaissance de l'égalité, l'accession des femmes "au statut d'individu à part entière". (...) dont la loi sur le divorce par consentement mutuel votée en 1975 est un exemple parmi d'autres. (...) C'est bien parce que la violence sexuelle confronte définitivement ces deux sujets qu'elle peut aujourd'hui changer de sens.
Même livre, sur l'ébranlement de l'ordre ancien.
Je passe rapidement sur la reconnaissance du viol dans le mariage, de condamnation en cas de "mari menaçant sa femme avec un couteau pour exiger une pénétration sexuelle" au premier cas de jurisprudence en 1992 de viol dans le mariage sans des extrémités comme logements séparés ou l'exemple cité: "la présomption de consentement aux actes sexuels accomplis dans l'intimité de la vie privée conjugale ne vaut que jusqu'à preuve du contraire" "Le mari qui détruit la confiance par sa violence ne mérite aucune protection et doit être puni".
C'est une cicatrice qui ne se refermera jamais, j'ai brisé la vie de quelqu'un" avoue un condamné interrogé en 1996. Aucune surprise bien sur à retrouver des causes évoquées avec le viol d'adulte: la prise en compte nouvelle de la violence psychique, ses suites jugées toujours plus graves lorsque la douleur est précoce. Ce qui frappe, c'est la généralisation de cette certitude, ce sentiment transformé en opinion commune depuis une vingtaine d'années: l'enfant abusé est un enfant "détruit", le dommage précoce est un dommage "vital", d'autant plus profond que "tous les problèmes viennent de l'enfance". La conséquence est massive, bouleversant de part en part l'image généralement admise d ela gravité, reportant le risque sur l'existence même de la victime, son avenir affectif ou mental et moins, comme auparavant, sur son statut public, son avenir moral ou social.
Triomphe de l'intérêt pour l'intime, effet d'une culture "psy" largement banalisée, cette vision du crime n'appartient plus seulement à la science mais au sens commun (...) La certitude est si brutale, si générale qu'elle donne le sentiment de dévoiler un crime jusque là ignoré."
Même livre, sur le virage opéré récemment par le sujet du "viol d'enfants" (je passe aussi sur les développements intéressants quant au rôle symbolique de l'enfant dans la société moderne ou sur le concept de "violences rendues visibles")
L'auteur trace un peu en ces termes l'évolution sur les 2 ou 3 derniers siècles (ce qui précède n'est pas moins digne d'intérêt mais moins dans le sujet) pour conclure en ce goût:
Plusieurs changements majeurs accentuent néanmoins brutalement les différences entre les poursuites d'hier et celles d'aujourd'hui: l'égalité entre hommes et femmes qui rend insupportables les actes de domination et d'agression traditionnels, donnant plus d'initiative aux victimes, plus d'investissement aux témoins; l'importance centrale accordée à l'intime et aux accidents psychiques, focalisant le regard sur le traumatisme, rapportant la douleur à la souffrance morale, transformant le crime sexuel en destruction quelquefois définitive de l'autre; le bouleversement de l'institution familiale aussi: la plus grande fragilité des pères, plus grande culpabilité éprouvée envers l'enfant; la vision nouvelle de l'insécurité encore, où l'ancien criminel couvert de sang avec son univers marginal et vaguement cernable fait place au criminel anonyme, l'homme "irréprochable", d'autant plus dangereux qu'il n'est pas identifiable, celui que le criminel sexuel semble le plus tragiquement représenter aujourd'hui. La violence sexuelle est bien devenue la violence de notre temps. (...)
L'intense accroissement des chiffres actuels, l'émotion collective suscitée par le crime sexuel composent une autre image tout en éclairant, à leur manière, la société d'aujourd'hui. Egalité nouvelle entre l'homme et la femme, par exemple transformant de part en part l'attitude des victimes, donnant plus de légitimité à la plainte et plus d'équité au procès. Vision totalement différente encore des effets du crime, dominés par les conséquences psychologiques et leur préjudice à long terme, le traumatisme, la douleur intérieure. L'issue du crime n'est plus l'immoralité, mais la mort psychique; l'enjeu n'est plus la débauche, mais la brisure d'identité, irrémédiable blessure à laquelle la victime semble condamnée.
Quelques éléments de réponse dans une perspective historique et juridique sur la question de la douleur et du consentement. Ainsi que de l'intentionnalité indirectement (de fait on considère plutôt les conséquences, pas l'intentionnalité en soi, c'est la tendance moderne).
Quant à la seconde vidéo je me suis un peu forcé à la regarder: ce dont elle parle est bien de dépasser un univers social de préjugés et conceptions amenant à une "violence" invisible, notamment par la communication et l'utilisation du concept de "safeword": par définition un mot signal dépassant le contexte pour obtenir une signification plus profonde que le "rôle", qu'il soit genré, acté dans un cadre de jeu érotique, légal ou relationnel. Donc renforcer la confiance entre individus. Il s'agit bien de "briser la confiance" qui est perçu comme passible de sanctions depuis 92. Le discours est donc tout à fait entendable, si ce n'est sur un plan purement juridique et absolu, en termes de communication entre partenaires.