J’avais pour ma part compris la question de la manière suivante :
trouvez-vous que la citation fait écho à votre ressenti ? Ou s’y oppose, ou encore vous laisse indifférent(e)... Et bien que celà semble sortir des limites du sujet, je crois que le contexte de la citation fait lui-même partie de la question.
En l’occurrence, les propos de personnes revendiquant une définition de ce que sont l’art et l’artiste ou de ce qu’ils ne sont pas, exprimés de manière péremptoire, abondent au moins jusqu’à dernier quart du vingtième siècle sans que celà ne choque grand-monde - ou plutôt, paradoxalement, en heurtant de plein fouet (sous l’angle des convictions, de la sensibilité, voire de la susceptibilité) les tenants de « théories » adverses, le tout alimentant petites et grandes controverses artistiques selon un mécanisme bien rôdé depuis au moins le XVe siècle (je ne sais pas grand-chose des périodes précédentes sur ce point et laisserai quiconque est plus instruit que moi nous éclairer sur ce point).
Or, quand j’étais ado, j’avais tendance à idéaliser lesdites controverses, me demandant dans quel « camp » j’aurais été : dans la Querelle des bouffons, dans la « bataille » d’
Hernani, ou à la construction du centre Pompidou... Pour réaliser assez rapidement que cette façon de me projeter était fondamentalement artificielle puisque forcément liée au regard rétrospectif qu’il m’était loisible de porter, contrairement aux personnes du temps.
Or dans pareille controverse, peu de gens prenaient la peine de commencer leurs phrases par « je pense que » ou « à mon humble avis », conscients qu’ils étaient que de toutes façons leurs contradicteurs en feraient autant. Et personnellement donc, je me garde de porter un jugement sur pareil usage. Quant à celui, réputé plus récent, consistant justement à assortir ses propres assertions d’une de ces formules en relativisant la portée : je n’ai pas l’impression qu’il soit réductible à une simple précaution oratoire ou à une convention. J’ai plutôt l’impression que c’est devenu un très efficace outil dialectique, une sorte de progrès méthodologique qui me plait beaucoup, à savoir : une clef de lecture des propos d’autrui. Dans ce fonctionnement, une assertion « brute de décoffrage » désigne une information vérifiée et vérifiable : si je ne le savais pas, j’apprends quelque-chose... et si au contraire je me permets de remettre en cause, c’est parce que je dispose d’une information qui relativise ou réfute l’affirmation. Si au contraire la phrase est assortie d’une formule de type « à mon avis », c’est, inversement, que mon interlocuteur m’invite à la discussion et à l’éventuelle controverse, en annonçant qu’il s’avance au moins partiellement sur le terrain de la prise de position.
Dans le même temps, on peut désormais plus facilement envisager les propos « péremptoires » des « anciens » en toute connaissance de cause, je crois, parce qu’au moins pour une partie des gens, on n’envisage plus l’histoire du champ culturel de manière téléologique. Je me souviens d’avoir entendu des profs, jusque dans les années 1990, évoquer les controverses artistiques du passé en assénant systématiquement des jugements de valeur, du type : les tenants de l’impressionnisme avaient raison et les tenants de l’art pompier avaient tort - quand ce n’étaient pas tout simplement des préjugés ramenés à la vie par Milos Forman.

(« Mozart est formidable, Salieri est médiocre »)
Il y a probablement maintenant une (très) relative tendance en faveur du relativisme, qui fait au moins qu’il semble au moins possible pour chacun d’avoir sa propre définition de la motivation créatrice et du champ artistique en général. Relativisme qui d’un côté pourrait à terme restituer sa place au goût individuel du spectateur, en permettant au moins partiellement de diminuer le poids du jugement collectif et institutionnel (dans trois domaines qui m’intéressent, le cinéma, l’opéra et le patrimoine technique, les deux dernières décennies ont partiellement conjuré le mauvais sort qui s’attachait aux « petits maîtres » envoyés au purgatoire par la postérité immédiate au nom de la lecture héroïque et téléologique de l’Histoire qui se chargeait de nommer les « grands » et de négliger les autres). Relativisme dont j’ai aussi l’impression qu’il peut engendrer facilement de nouveaux désagréments. Par exemple, allez aujourd’hui critiquer négativement, avec un argumentaire solide et crédible mais de manière radicale, une expression artistique fortement liée à un groupe social, il est probable que vous vous prendrez des reproches sans aucun lien avec la critique d’art proprement-dite...
En substance, je ne sais pas, pour ce qui me concerne, s’il convient de regretter ou non le temps où Pearl Buck ou d’autres s’échangeaient des déclarations plus ou moins fracassantes, sans prendre de pincettes, sur ce que devait être l’acte de création création authentique (propos dans lesquels on peut donc également lire ce qu’il n’est pas...). Celà n’a probablement jamais cessé, mais je n’ai pas l’impression que ça soit toujours aussi visible - ou alors c’est tout simplement parce que je ne me tiens pas au courant des controverses actuelles. Aussi paradoxal que celà puisse être, j’ai pour ma part une culture plutôt académique, et me trouverais dans le même temps fort aise que l’on s’abstienne ici-et-là de vouloir asséner à autrui des tentatives de définition de ce qu’est l’esprit créatif, surtout quand de telles affirmations s’appuient sur l’argument d’autorité ou sur celui du nombre. En tout état de cause, je lis sans déplaisir un propos péremptoire du XIXe siècle car je le place dans son contexte et puis par ailleurs en juger de manière rétrospective, avec bien plus de facilité que les lecteurs du temps pour ce qui est de la capacité à prendre du recul ; en revanche je dois avouer que pareil propos, s’il provenait d’un de mes stricts contemporains, m’agacerait assez fortement.
Sur le fond de la question maintenant :
Je conçois assez bien cette idée de trop-plein à évacuer. Je pense qu’il s’agit chez moi avant tout d’un trop-plein d’émotions relativement conventionnelles, un besoin forcené de ressentir et de verser des larmes d’émotion - l’expression physique la plus fréquente chez moi - de manière assez « premier degré », sans que ça ne soit forcément relié à une intention ou à une dimension réflexive ou intellectuelle. Je veux dire par là que je n’entends pas contribuer à améliorer le monde avec ce que je pourrais produire, me contentant de la très relative forme de militantisme que consiste le fait de ne m’attacher qu’à des sujets qui n’entrent pas en contradiction avec mes propres valeurs.
De sorte, également, que l’intention de créer du nouveau m’est relativement étrangère, tant sur la forme que sur le fond : je me contenterais très facilement de me réapproprier des langages existants, et même de simplement les pasticher, n’ayant pas encore eu la sensation qu’il fallait forcément des expressions inédites à mes émotions. Je crois que je fonctionne un peu comme les architectes du courant éclectique au XIXe, j’ai pour l’instant l’impression que réassembler les éléments de grammaires existantes et déjà anciennes, y compris pour leur faire porter un propos inédit, ne constituerait ni une contrainte ni une limite pour moi. Charles Garnier, quoi... avec en plus cette même attitude dans le domaine technologique, que cette prestigieuse référence n’aurait pas, à savoir, je m’intéresse effectivement à la technique, mais j’ai passé une partie de ma jeunesse à gribouiller des réinterprétations à peine modernisées de concepts existants qui m’interpellent ou me fascinent plutôt qu’à rechercher l’innovation proprement-dite. Et ceci étant dit, en me plaçant du côté du public et non de la création, dans le même temps, je m’intéresse à l’art contemporain et j’aime en particulier me laisser surprendre par l’art conceptuel et le ready-made, entrer dans leur jeu référentiel... sans pour autant éprouver le besoin d’en réaliser par moi-même.
Mais si l’on en vient à la pratique, maintenant, celle-ci est chez moi une souffrance. Ça n’est jamais libératoire ni même vraiment agréable. La faute, probablement, d’une part à ma forme d’intransigeance, d’autre-part à mon incommensurable fainéantise.
La première fait que tout ce qui ne me satisfait pas file directement à la poubelle. La deuxième fait que jamais au cours de ma vie je n’ai eu suffisamment de détermination pour m’astreindre à l’apprentissage des savoirs-faire techniques qui me manquent (par exemple je n’ai jamais eu le courage d’affronter les matières théoriques au conservatoire, ni à l’école les matières scientifiques qui auraient pu me mener à l’ingénierie, alors même que je me passionne pour pas mal de domaines industriels et techniques). Ça aurait été pareil dans n’importe-quelle discipline. En fait de quoi, forcément, n’ayant pas les moyens de mes ambitions, ayant par ailleurs un temps libre limité par mes besoins de sommeil quelque-peu atypiques et une assiduité à la tâche très réduite dans tous les domaines, dès que je commence à gribouiller quelque-chose, n’ayant pas les moyens de mes ambitions, je trouve ça invariablement mauvais et je le jette à la poubelle dès le lendemain, avec une envie de ne surtout pas y revenir tant j’en ai honte. Et par ailleurs, forcément, par manque d’aisance technique, l’élaboration elle-même est laborieuse, lente, pénible, tâtonnante, de sorte que pour une feignasse congénitale, ce n’est évidemment d’aucun agrément.
En conclusion... j’ai à ma façon ce sentiment de trop-plein à écluser, et n’ai paradoxalement rien fait pour, ou plus précisément, jamais rien mené à son terme et jamais rien gardé. Ma production artistique (posture d’interprête mise à part car j’ai quand même fait de la musique à une période de ma vie, en tant que simple interprète) se résume à zéro ou presque : je pense que les seules choses qui en subsistent doivent être quelques minuscules réalisations, petits dessins ou petits poèmes, destinés à des amis sur des cartes de vœux ou autres, à caractère généralement parodique et donc assez éloignés de mon registre émotionnel intime.