Je choisis aujourd'hui de parler de Chihiro, qui est le film qui m'a le plus touchée et que je ne peux m'empêcher de regarder régulièrement. Vu que c'est un des films les mieux vendus de l'histoire du cinéma, j'imagine que je ne suis pas la seule... Et je suis curieuse de savoir ce qu'il vous inspire.
LE VOYAGE DE CHIHIRO

Classique chez Miyazaki, c'est un parcours initiatique, avec une héroïne tout sauf gnangnan, même si son côté hyper-couvée du début peut le laisser croire un instant.
On peut d'ailleurs dire de Miyazaki qu'il est un vrai féministe - ses personnages féminins sont toujours une réussite et permettent enfin une identification saine ! J'ai lu qu'on lui avait un jour demandé pourquoi les filles dans ses films se faisaient si rarement agresser... Ce qui fait nous interroger tout naturellement sur la question inverse.
Un autre de ses thèmes récurrents apparaît à minima : la protection de l'environnement (avec l'esprit de la rivière polluée, qui révèlera un trésor une fois assainie).
Les machines volantes sont cette fois absentes, même si les scènes de vol sont tout de même là (le dragon et les espions de papier). Il fallait bien au moins un bout de ciel !
Classique aussi, Miyazaki refuse catégoriquement les figures manichéennes et nous présente des personnages ambivalents, avec leurs travers, leurs forces, leur beauté, leurs peurs... sous le couvert d'un monde magique, c'est de l'humain qu'il nous parle.
L'établissement des bains
C'est la thématique qui m'a fait creuser le sujet. Il se trouve que ce film dénonce la prostitution et l'hyper-sexualisation enfantines. PAN. C'est pas moi qui le dis, mais Miyazaki. Et le Palais des Bains campe une luxueuse maison de passe. Le signe qui orne la devanture et qui signifie "eau chaude", c'est-à-dire bains, a au Japon une connotation assez claire... on peut obtenir ici un peu plus que de l'eau chaude - un peu comme s'il était écrit "Massages". Yubaba est une mère maquerelle assez crédible et son nom ("Vieille des Bains") et d'ailleurs classiquement associé à ce type de personnage. Sans parler du fait que pour y travailler, on prend un pseudonyme - dans l'histoire les personnages deviennent entièrement cette nouvelle personne et en oublient l'ancienne, sans possibilité de retour.
Certains dialogues, certaines scènes prennent alors une nouvelle profondeur : quand Lin, par exemple, dit à Chihiro qu'un jour elle se tirera d'ici... le comportement général des filles des bains, chapeautée par des mecs (les grenouilles)... le Dieu obèse de l'ascenseur qui les regarde de manière un peu inquiétante, mais qui finalement n'est qu'un vieillard plutôt poli... remarquez d'ailleurs que, dans cette scène de l'ascenseur, ils s'arrêtent à un étage qui est clairement un bordel !! Mais si, souvenez-vous, cet étage qui s'ouvre sur un couloir vide entouré de cloisons de papier derrière lesquelles on perçoit les ombres des Dieux et des rires de femmes... Pour avoir vu des maisons de passe à l'ancienne dans d'autres films japonais, je vous assure que c'est ça. Qui travaille là, sinon les "filles" adultes, pendant que les gamines astiquent les planchers (sans mauvais jeux de mots) ?? Et d'ailleurs, pourquoi les bains n'ouvrent-ils que la nuit ? "L'endroit où les Esprits fatigués viennent se reposer"...
Mais ce serait dommage de s'arrêter à la symbolique Palais des bains = bordel et Chihiro = prostituée mineure. Ce n'est pas seulement la prostitution infantile en tant que telle que dénonce Miyazaki, mais plus globalement l'industrie du sexe et le regard que la société (particulièrement japonaise) porte sur les (très) jeunes filles.
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C'est apparemment un vrai problème là-bas, et je trouve que c'est assez visible dans pas mal de mangas... il est classique pour les hommes adultes de fantasmer sur les collégiennes (voire pire, et on laisse entendre que c'est un privilège de riche tout à fait fréquent), et il y a vraiment une dérive malsaine vers la sexualisation des images d'enfant pure, naïve, immaculée... souvenez-vous à quel point les mangas regorgent de petites culottes de coton à imprimés lapins...
(et hop ! fait péter ta pédopornographie légale !)
Mais la vague baby-cosplay est déjà à nos portes, les amis. Je pense que c'est une tendance qui augmente aussi chez nous, et nous couvons une ou deux générations aux fantasmes pédophiles et aux Lolitas en folie. On le voit surtout dans les vêtements, jouets et programmes télé pour filles : autant les ados se complaisent dans des machins-mignons-de-petite-fille jusqu'à 15 ans, autant les thématiques de la beauté plastique et de la séduction apparaissent de plus en plus tôt... les deux étant mélangés dans une mixture assez infâme.
http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/18 ... 48624.html
On peut même en fait élargir la vision du film à notre société tout entière régie par l'argent, qui permet tout et excuse tout, et nous mène à oublier nos vraies valeurs au profit des apparences.
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Cf Yubaba, qui lorsque Haku lui fait remarquer qu'elle ne s'est pas rendue compte qu'on lui a volé un trésor, vérifie ses pépites d'or avant de prendre conscience que son cher bébé a été remplacé par une grossière imitation. Bébé qu'elle va d'ailleurs renier sous sa forme de souris !
Le vrai voyage de Chihiro
Chihiro, c'est l'enfant qui entre dans l'adolescence et découvre le monde des adultes, régi par l'argent, la cupidité, le désir.
La scène de transformation des parents est éloquente : "ne t'inquiète pas, j'ai ma carte de crédit !" dit son père, avant de commencer à se gaver sous les protestations indignées de sa fille, qui est décidément une enfant raisonnable ! Chihiro voit alors ses parents sous un nouveau jour : elle découvre que les adultes ne sont rien d'autres que des porcs... Porcs dans le sens classique de gros dégueulasses, mais aussi porcs dans le sens où, aveuglés par leur consommation frénétique, ils ne voient pas qu'ils vont être livrés en pâture aux "Dieux" qui sont les Grands de ce monde... Des esclaves du système, ni plus ni moins.
Pour survivre, Chihiro va devoir (contre son gré) faire tout pour travailler dans le palais des bains, c'est à dire se plier aux normes de la masse.
Pour moi c'est classiquement la première période de l'adolescence où nous rejetons l'omniscience et l'omnipotence parentale, et où nous nous identifions aveuglément aux codes en vigueur dans notre groupe de pairs, même si au fond ça ne correspond pas à nos convictions : c'est ça, ou
disparaître, être broyé, rejeté par la masse.
Chihiro change de nom et prend la tenue de toutes les autres "filles", qui ne sont que des filles, et pas vraiment des personnes différenciées. Lin représente assez bien la "grande sœur" ambivalente, dure mais protectrice, qui au fond sait l’infamie du système et agit dans les intérêts de Chihiro.
Chihiro va aussi trouver en Zeniba une figure adulte modèle (bien qu'imparfaite), qui lui montre qu'on peut vivre sans suivre les codes préétablis, sur laquelle elle pourra se reposer pour avancer.
D'ailleurs, pour moi, l'énigmatique scène de la fin où Chihiro doit reconnaître ses parents parmi un groupe de cochons peut représenter la seconde phase de l'adolescence ("juvénile" si mes souvenirs sont bons) : en affirmant qu'elle n'y voit pas ses parents, Chihiro leur pardonne et admet que non, ils ne sont pas des porcs (les adultes ne sont pas tous des porcs et ne méritent pas un rejet aussi frontal). Mais c'est une interprétation toute personnelle.
Et bien sûr, Chihiro découvre l'amour, le vrai, qui va les sauver Haku et elle. A la fin, on ne sait pas réellement s'ils se reverront, ni si Koaku sortira du "système" (en tout cas, il n'en est plus esclave). Mais ce n'est pas grave, car le message est passé : l'Amour, ça n'a rien à voir avec ce qu'on vous en montre, mais le véritable amour existe bel et bien et il peut nous sauver.
Note aussi sur la séquence du train... Celle-ci est superbe, c'est pour moi le point culminant du film, et les émotions s'y bousculent malgré le calme, la sérénité apparente, et l'absence d'action. Chihiro a changé, elle n'est plus dépendante de personne, c'est elle maintenant qui guide d'autres personnes sur le chemin (le bébé et le sans-visage), elle est devenue "senpai". Elle s'est aussi retrouvée elle-même (elle porte à nouveau ses vêtements, qu'elle pensait avoir perdus).
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A propos des vêtements, je me pose aussi des questions sur la symbolique des chaussures, que Chihiro laisse chez Kamaji mais retrouve quand elle en a besoin. Ce sont clairement des chaussures de petite fille, et je me demande si elles ne représentent pas le monde de l'enfance, l'identité de l'ancienne Chihiro. D'ailleurs les "boules de suie" qui prennent soin de ces chaussures ont aussi des comportements assez enfantins... une allégorie du travail des enfants ?
Au final, c'est vraiment un voyage qu'aura accompli Chihiro. Et le retour est impossible : même si l'élastique à cheveux nous rappelle à la fin que tout est vrai, le tunnel d'entrée a changé, comme pour dire que la brèche qui s'était ouverte est désormais refermée. Je repense aussi aux trois tunnels qui aboutissent à la première salle, la "gare" du début : ont-ils pris le même tunnel à l'aller et au retour ?...
Le sans-visage
Miyazaki a lui-même déclaré qu'il représentait la libido qui sommeillait en chacun de nous, quand nous lui laissons libre cours.
Observons qu'au début, on va reprocher à Chihiro d'avoir laissé entrer un "sans-visage", et on pense alors que ce type de créature doit être reconnu comme dangereux. Pourtant, dès qu'il commence à aligner l'oseille, plus personne ne s'en méfie, il est accepté comme les autres... son apparence a pourtant à peine changé : il a juste gagné en poids et en cheveux ! Éloquent, non ?... Cette perruque ridicule (qu'il a piquée à la grenouille), c'est un costard, une cravate.
Pour moi il s'agit simplement d'un pauvre type, d'un "sans-nom" qu'on ne saurait laisser entrer dans un établissement d'un tel standing. Chihiro a pitié et lui montre la considération et le respect qui lui est dû, sans céder à ses avances. C'est justement ce comportement, inconnu du sans-visage, qui fait monter en lui un désir irrépressible (et malsain) pour la gamine ("Sen... je veux Sen...").
En fait, aveuglé par les codes du "système", ce pauvre mec ne comprend pas que ce qu'il recherche n'est pas le sexe, mais la tendresse, l'affection, la profondeur d'une vraie relation humaine qu'il va finalement trouver chez Zeniba grâce à Chihiro (d'ailleurs Zeniba a une phrase assez parlante à ce sujet à la fin il me semble, mais je l'ai oubliée). Avant cela, il va passer par une phase de violence qui va lui permettre de faire sa place dans le monde des Bains : il va littéralement croquer certaines personnes pour gravir les échelons, comprendre que l'argent lui offre tout (et c'est si facile pour lui d'en obtenir grâce à ses talents hors du commun !) - tout sauf l'affection dont il a besoin... et il finira par transgresser un peu trop les codes de la haute, comme tant d'autres aventuriers issus de milieux modestes finissent par le faire.
Voilà, c'est ce qui m'est venu pour le moment. On pourrait évoquer d'autres thématiques, notamment celle de la maturité, qui est magnifiquement traitée... je vous laisse développer si ça vous inspire, et je reviendrai peut-être plus tard, notamment quand j'aurai retrouvé quelques liens qui ont participé à faire bouillonner tout ça dans ma tête.