Il y a une trentaine d'années, j'attaquais la Comédie Humaine avec des tomes à 10 FF chez Maxi Livres. Je n'ai pas tout lu, loin de là, peut-être une quinzaine de romans avant de tomber sur un qui m'a rebuté. J'avais envie de m'y remettre un peu et, pour commencer, je viens de lire Eugénie Grandet.
Sans divulgâcher, c'est l'histoire d'un vigneron (mais aussi tonnelier, etc.) de Saumur, le père Grandet, aussi riche que pingre, et de son petit entourage, notamment sa fille Eugénie qui donne son nom au roman. Le roman décrit donc les magouilles du vieux (j'y reviendrai), le quotidien des trois femmes qui accompagnent sa vie (sa femme, sa fille Eugénie, et la fidèle servante Nanon), les deux familles qui tournent autour de ce petit monde pour marier la jeune fille et mettre la main sur la fortune. Il y a aussi un cousin de Paris, Charles, et une romance entre ce dernier et Eugénie.
Pour commencer, l'écriture est délicieuse. Je n'avais pas souvenir d'un tel plaisir de lecture, à part peut-être sur Splendeurs et Misères des courtisanes, qui m'avait marqué. Dès l'introduction, j'ai été saisi par la description de la petite ville de province. Plus tard, c'est l'humour avec lequel Balzac décrit les deux familles de prétendants qui m'a plu, les Cruchots et les des Grassins, les deux camps étant vite renommés les Cruchotins et les Grassinistes. J'ai aussi souri devant certaines expressions, par exemple lors d'une visite des Grassinistes, « endimanchés jusqu'aux dents ».
Comme dans la plupart des romans de Balzac que j'ai lus, l'argent occupe une place importante. D'ailleurs, wikipedia indique que l'argent fait partie des thèmes majeurs de la Comédie Humaine. Je suis complètement perdu dans les manœuvres financières, les rentes, les faillites, les différentes monnaies qui cohabitent (écus, sous, francs, livres, souverains d'or et j'en passe), ce sont généralement des passages que je lis sans essayer de les comprendre. Apparemment, Balzac décrivait des opérations tout ce qu'il y a de plus réalistes, dans le plus grand détail, en particulier je crois parce que ce type d'opération financière était nouveau à cette époque, et faisait la fortune de personnages réels. Certains personnages récurrents de la Comédie Humaine, comme le baron de Nucingen, sont directement inspirés de ces personnages réels. On ne le rencontre pas dans Eugénie Grandet (heureusement, car Balzac le fait parler avec un accent germanique que je trouvais insupportable

Je ne me rappelle la fin de chaque roman de Balzac que j'ai lu, mais je crois que les happy ends ne sont pas monnaie courante, et c'est aussi le cas dans Eugénie Grandet. Le premier que j'ai lu était Le Père Goriot et, pour ce roman du moins, je sais que la fin n'a rien de réjouissant. Il faut plus voir ces romans comme la peinture de situations, avec des personnages honorables et d'autres beaucoup moins, sans chercher à enjoliver le cadre. Des personnages immoraux peuvent très bien s'en sortir, des personnages admirables peuvent finir leur vie de triste façon. Les trahisons sont fréquentes, elles sont sentimentales ou financières. Dans Eugénie Grandet, les « méchants » ne gagnent à peu près rien à la fin, mais Eugénie a été sacrifiée et passe à côté de sa vie. La quantité de personnages calculateurs est proprement effrayante, le nombre de personnages qui n'agissent que par amour ou honneur peut très facilement se compter sur les doigts d'une main. C'est certainement lié au fait qu'il y a souvent une fortune ici ou là dans les romans de la Comédie Humaine. Quand il n'y a pas de fortune, ce sont simplement des personnages « sangsues » qui vont créer la ruine de leur entourage.
Il me semble que c'est le premier roman de Balzac dans lequel je croise un personnage qui se livre à l'esclavagisme. Un des personnages visite le monde, prend un pseudonyme pour ne pas compromettre son nom et, pour faire fortune rapidement, « se dépêche d'en finir avec l'infamie pour rester honnête pendant le restant de ses jours ». « Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes » (je ne sais pas ce que viennent faire les nids d'hirondelle dans cette liste…) Le roman date de 1833 et se passe dans la vingtaine d'années qui précède. L'esclavage a été aboli en France et dans toutes ses colonies en 1794, mais a été rétabli par Napoléon en 1802, puis ce même personnage abolit la traite des Noirs mais pas l'esclavage, et enfin l'esclavage est définitivement aboli en 1848. J'ai du mal à savoir à quel point l'esclavagisme est mal vu en 1833, avec toutes ces réformes, mais Balzac parle d'infamie et narre l'histoire d'un personnage qui s'avère décevant, donc on peut supposer que c'est fait avec une certaine condamnation de la pratique de l'esclavage.
Il y a des éléments du livre que je n'ai pas saisis, par exemple la « loupe » sur le nez du père Grandet : je n'ai pas l'impression que l'on parle d'un lorgnon (et il n'en porte pas sur les gravures qui accompagnent le livre), il s'agirait plutôt d'une difformité ou bosse sur le nez de l'homme, mais la façon dont Balzac la rend vivante ou expressive me surprend. Il y a certainement d'autres points que je n'ai pas pu m'expliquer mais ils ne me reviennent pas à l'esprit.
En tout cas, cette lecture était plaisante et rapide, et je pense continue à lire ou relire Balzac, sans trop savoir dans ordre m'y prendre.
