L'usage date du XVIIIe siècle et du
dramma per musica alias
opera seria, c'est-à-dire un genre bien défini : l'opéra italien ou d'inspiration italienne, à thème héroïque (pseudo-historique, historico-littéraire ou mythologique). C'est en Italie pendant tout le XVIIIe et même dans le reste de l'Europe pendant plusieurs décennies (sauf en France où ça ne prendra jamais) LE genre théâtral absolument dominant, éclipsant franchement tous les autres spectacles. Premier modèle de
show-business complet reposant en Italie sur une structure économique ouvertement tournée vers le profit et dans toute l'Europe sur un vedettariat frénétique (cela suscite même des produits dérivés...), l'
opera seria façonne des stars qui voyagent beaucoup - avec leur fameux air de valise.
Or la structure dramatique, littéraire et musicale du genre permet justement beaucoup de flexibilité, aussi la pratique est-elle, à l'époque, de permettre aux chanteurs vedettes d'insérer leur air préféré dans n'importe-quelle pièce. Notamment parce que les "airs", l'une des composantes obligées de chaque scène avec le "récitatif" et quelques autres figures, sont le plus souvent, sur le plan littéraire et dramatique, des passages de pure introspection par lesquels un personnage décrit ses sentiments, marquant une nette pause dans l'action proprement-dite (ce sont souvent soit des monologues intérieurs, soit des discours adressés aux autres personnages). De ce fait, il n'est pas trop compliqué de remplacer un air où un personnage dit "je suis en colère", "j'ai peur", "je suis bien content•e", "j'vais y péter la gueule" ou "c'est toi que je t'aime" par un autre disant à peu près la même chose.
Substitution facilitée en outre par le fait que les pièces comportent quelques moments obligés : d'une part un personnage de premier plan devra généralement passer au moins une fois par chacun des affects de base (des
émois de l'âme dans le vocabulaire du temps), d'autre-part certaines métaphores font partie de la langue théâtrale de base et personne ne voit d'inconvénient à ce qu'elles réapparaissent dans chaque spectacle - mieux, on les attend. Typiquement : les moments où l'humeur d'un personnage est longuement comparée à un phénomène naturel, comme la tempête représentant l'anxiété, la colère ou l'extrême confusion, le chant des petits zoziaux et les vertes prairies exprimant la sérénité et l'harmonie. Et enfin : des caractéristiques purement musicales, impliquant qu'il y a un code favorisant telle ou telle tonalité pour tel ou tel contexte, permettent sans difficulté de faire de la couture avec le matériau musical (cela tient au principe des
tempéraments, ce système harmonique peu a peu disparu à la fin du XIXe siècle qui voulait qu'il n'y avait pas toujours exactement un demi-ton entre deux notes successives au sein de l'échelle de douze notes ; de ce fait, chaque tonalité donnait une impression légèrement différente et pouvait être associée à une couleur déterminée, et donc à un sentiment ou à une ambiance).
Donc, en résumé, il était assez aisé pour un chanteur d'introduire un de ses airs préférés dans n'importe-quel opéra, en plus de l'œuvre d'origine ou à la place d'un air prévu par les auteurs... Et tant qu'à faire, les librettistes et compositeurs les plus "commerciaux" avaient l'habitude de flatter le public et les stars en faisant justement en sorte qu'il soit le plus facile possible d'opérer ce genre de modification.
► Afficher le texte
Et si insolite que puissent paraître ces pratiques et ce cadre formel... l'opera seria était, contrairement à ce que la postérité - le XIXe siècle surtout - ont dépeint, un modèle théâtral et littéraire puissant et cohérent. Les auteurs considérés comme les plus déterminants étaient d'ailleurs souvent beaucoup plus les librettistes que les compositeurs, en conséquence de quoi le poème d'opéra (le texte en vers) était l'armature du spectacle, ses qualités étaient observées attentivement alors même qu'il servait simultanément de matériau partiellement malléable et de terrain de jeu pour les démonstrations de virtuosité toujours plus folles des stars du bel-canto. Le paradoxe apparent, rétrospectivement, n'existait pas pour les spectateurs du temps dont c'était, rappelons-le, le type de spectacle le plus courant et le plus populaire (quand l'opéra français, la "tragédie lyrique", avait un public et une réputation élitiste). Les œuvres étaient innombrables (il n'y avait pas de théâtre de répertoire : chaque année, il fallait de nouvelles pièces) et l'on pratiquait la récupération tantôt des textes, tantôt des musiques pour satisfaire la demande ; mais la part qui a "survécu" et qui a été redécouverte au XXe siècle est encore jouée de nos jours et constitue des spectacles parfaitement cohérents aux mains des metteurs en scène et interprètes actuels.
Bon, au cours du XVIIIe siècle, les choses ont tout de même fini par déraper, notamment sous l'impulsion de la frange la plus capricieuse des stars du chant lyrique, des plus rusés ou des moins scrupuleux des impresarios, et des spectateurs les plus enragés faisant partie de leur
fanbase. On a fini par insérer n'importe-quoi n'importe-où. Caffarelli, l'un des plus fantasques des grands castrats (et rival du non moins célèbre Farinelli, réputé pour sa part gentil et raisonnable), exigeait que sa première apparition en scène se fît en haut d'une montagne, avec une tenue spectaculaire, pour chanter un de ses airs de prédilection au caractère martial. Même s'il devait jouer un personnage modeste et pacifique dans un pays de plaines. Comme c'était une star, on lui passait ce caprice (et quelques autres, comme : le fait de déconcentrer ses collègues et rivaux, y compris en faisant l'andouille dans les coulisses, en toussant, éternuant ; de sortir de scène inopinément s'il reconnaissait des gens parmi les spectateurs et avait envie de bavarder un peu, etc).
Bref.
La "réforme" du genre dans le dernier tiers du siècle (époque de Gluck, Mozart, Salieri, Haydn, en gros) a tout de même remis de l'ordre dans tout ça, mais a également rendu la pratique de l'air "inséré" obsolète, même dans les cas où cela ne posait précédemment aucune difficulté et aucune incohérence théâtrale, cette fois pour des raisons de sophistication musicale croissante et également à la faveur d'une approche plus globale de l'œuvre, progressivement considérée comme une construction pensée par ses auteurs (alors que dans les décennies précédentes, les notions de propriété intellectuelle et d'œuvre originale étaient tout simplement ignorées de manière tout à fait délibérée - et pas comme on pourrait le penser uniquement pour cause de manque d'outils juridiques).
Re-bref.
en gros, au XIXe siècle, l'usage de bidouiller les opéras de cette manière tend à disparaître (même si, par rapport à notre approche actuelle, la notion d'œuvre originale et intangible reste beaucoup plus souple que de nos jours), et l'air de valise poursuit sa route cette fois sous la forme d'un morceau choisi que les chanteurs ne peuvent plus insérer que quand ils se produisent en concert, ou alors comme "bis". C'est cet usage qui a perduré jusqu'à nos jours, et qui peut expliquer que, si la Castafiore n'apparait qu'une fois dans une pièce mise en scène (dans
Faust à l'opéra de Szôhôd), c'est constamment l'air le plus connu du rôle de Marguerite, dit "des bijoux", qu'elle interprète au sein d'un programme de "variétés", autre usage théâtral pratiquement disparu (dans
Les sept boules de cristal), qu'elle inflige à Tintin dans une voiture dont le journaliste préférera s'échapper (
Le sceptre d'Ottokar), ce même air qui constitue apparemment son principal succès discographique, qu'elle répète avec son pianiste pour la plus grande joie du capitaine Haddock et qu'elle chante même spontanément à tout propos quand elle est de bonne humeur. Cela dit, la seule indication textuelle prouvant que sa carrière ne se limite pas à Marguerite, est la référence à son triomphe dans
La pie voleuse (allusion permettant d'ailleurs de retrouver le fameux diamant égaré).
Cecilia Bartoli à laquelle je faisais allusion est une chanteuse et directrice de théâtre révélée à la fin des années 1990 et dont le morceau favori a longtemps été l'air
Agitata da due venti extrait de
Griselda, de Vivaldi. Air qui constitue par ailleurs... un exemple assez typique de l'
opera seria et qui a donc pu se retrouver greffé tantôt intelligemment, tantôt inopportunément, dans des œuvres d'autres compositeurs du vivant même de Vivaldi. Bartoli le proposait fréquemment en concert, notamment en tant que "bis", au début de sa carrière.
Et pour finir : l'ajout d'un air "parasite" a toutefois subsisté dans un cas somme-toute marginal mais réel, jusqu'à nos jours, uniquement dans une poignée d'œuvres dont l'intrigue s'y prête à peu près, et dans des circonstances particulières, le plus souvent lors de représentations à caractère un peu exceptionnel ou festif, quand des artistes "de marque" sont de la partie. C'est par exemple parfois le cas dans
La Chauve-souris de Johann Strauss. Le second acte décrit une réception chez un prince russe extravagant, et ce contexte permet d'introduire des airs sans aucun rapport au prétexte de figurer à la fois les divertissements luxueux du prince et les artistes de son entourage. L'un ou l'autre des chanteurs peut alors sortir, comme jadis, son
aria di baule.
Inception, même, dans un spectacle monté à l'Opéra-Comique il y a quelques années : l'une des vedettes de la distribution était Kangmin-Justin Kim, jouant le rôle dudit prince (Orlofsky). Or, ce chanteur s'est fait une spécialité de... parodier Cecilia Bartoli. En conséquence de quoi, au milieu du deuxième acte, il a chanté son
aria di baule consistant à imiter Bartoli chantant son
aria di baule, à savoir
Agitata da due venti de Vivaldi. Donc bon, si Bianca Castafiore avait existé, on aurait pu faire la même chose à son sujet.