Je me permets de rebondir sur l'histoire du pain étant fils et petit-fils de boulangers-pâtissiers : le retour à des panifications traditionnelles et des farines plus rustiques est relativement récent, pendant quasiment toute leur carrière mes parents vendaient principalement de la baguette moulée farine blanche et de la boule de même qualité. Les pains dits "spéciaux" étaient très minoritaires et souvent sur commande (on appelait pain bio un pain céréales qui n'avait donc rien de biologique / il y avait le pain de seigle pour les huîtres).
Le retour des pains complets / pains bis, avec des mélanges de farines plus rustiques : épeautre, son, seigle, blé noir (dans l'ouest), est assez récent et correspond principalement à l'explosion de la concurrence sur l'entrée de gamme. Ma famille fut fortement éprouvée par l'épisode Raffarine : au début des années 90 les grandes surfaces se sont mises à vendre des baguettes à prix cassé comme produit d'appel. Ce fut une catastrophe pour les boulangeries de campagne et de villes moyennes où se développait aussi un maillage intensif de supermarchés (quelle commune n'a pas son Super U ?), je me souviens de mon père collant une affiche en fluo annonçant des prix qui étaient en vérité une vente à perte. La loi Raffarin aura redonné de l'air à la profession (temporairement car les hyper se sont équipés d'un fournil ensuite), le temps que celle-ci s'adapte à une nouvelle donne. Cette évolution s'est poursuivie ces dernières années avec l'explosion des boulangeries de rond-point (Ange et compagnie proposant leurs produits dans les ZC). Dès lors pour survivre la plupart des boulangeries ont cherché à améliorer leur production sans remettre en question tout leur process : c'est là que sont arrivés les Banette et autre Baguépi, des fournisseurs de farines diversement boostées pour répondre aux goûts du moment.
Mes parents ont délaissé leur ancienne minoterie qui restait enferrée dans l'ancien monde pour Banette : en effet il y a eu un effet whaou au début parce qu'ils connaissaient bien leur métier et sortaient des baguettes et pains franchement bons. Mais le revers de la médaille s'est fait sentir quand tout le monde s'est mis à faire la même chose, donnant un pain standardisé. Mais même au coeur de cette standardisation les disparités sont fortes qui relèvent encore du savoir faire : j'ai connu deux boulangeries Baguépi qui se faisaient face sur une place, l'une était très bonne, l'autre infâme...même farine, mais pas mêmes compétences.
Aujourd'hui on voit fleurir d'autres boulangers, comme chez nous avec nos voisins qui sont paysans-boulangers et font un pain formidable issu de leurs céréales bio : cette nouvelle donne a un prix que la crise a exacerbé (une boulangerie c'est souvent de l'abonnement à 72kva sans bouclier tarifaire) et de tels pains sont souvent chers. Nous dépensons pour deux adultes et un jeune enfant facilement 30€ par semaine (sans compter les cookies

).
Dans les grandes villes il y a donc eu une mutation aussi mais très différenciée : d'un côté ces boulangeries haut de gamme et de l'autre des "premiers prix" tenues par des gens qui n'ont souvent de boulangers que le nom (un peu comme les restos à sushi en somme) et fonctionnent sur le mode du terminal de cuisson à partir de pâtons surgelés. Parce qu'une vraie boulangerie c'est de l'investissement (chambre à farine, pétrin, diviseuse, balancelle, chambre de pousse, four...) et du personnel, et des horaires difficiles ! Et puis ça correspond aussi à une demande : combien de fois il m'arrive encore d'entendre un vendeur ou une vendeuse s'excuser parce que le pain "a pris un coup de chaud" alors qu'il est juste doré, moi qui l'aime brun foncé avec une croûte dégageant une légère amertume. Combien de fois mes parents ont subi des clients qui voulaient une baguette la moins cuite possible. Il suffit de voir la gueule du pain en supermarché, c'est une immondice, en sous-cuisson permanente, ce qui en bord de mer conduit irrémédiablement à manger de la chambre à air. Mais c'est ce que de très nombreux consommateurs veulent.
Quant aux viennoiseries, c'est la même histoire en pire : faire une pâte levée feuilletée c'est du temps, beaucoup de temps. On peut considérablement réduire ce temps en délégant le geste à une machine, à savoir un laminoir doté d'un outil de découpe (pour les croissants ça fait des petits triangles, on roule, un coup de dorure et au four). Mais quoi qu'il en soit l'artisanat boulanger et pâtissier ce sont des journées qui commencent à 22h (en boulangerie) / 2h (en pâtisserie, à l'époque de mes parents), pas de week-end, pas de jours fériés et bien-sûr une vie en décalé qui impacte fortement la famille. Alors aujourd'hui une grosse majorité de boulangeries achètent leurs viennoiseries surgelées chez des grossistes (et ne me lancez pas sur la pâtisserie, parce que vous mangez probablement le même éclair au chocolat de Marseille à Lille et de Strasbourg à Douarnenez depuis des années, et bien-sûr si la mousseline de votre Paris-Brest est à base d'un praliné maison, vous l'avez payé fort cher !).
Voilà pour mon point de vue sur ce qu'est devenu ce métier : on trouve du très bon pain et de très bons croissants, mais c'est difficile et systématiquement cher !