Je vous fais part de mon impériosité à écrire ce matin, de mon besoin d'être lue, et j'espère que cela n'est pas seulement égoïste et que je ne vous prends pas en otage.
Dites-moi si c'est une très mauvaise idée, il suffira de supprimer le sujet et de ne pas m'en vouloir de trop...
Allez, je me lance:
Six douches bien savonneuses, six shampoings. Un nombre incalculable de lavage de mains. De nombreuses frictions avec une solution hydroalcoolique. Un cerveau qui turbine. Ne pas toucher les poignées de porte. Je l'applique à la lettre l'expression "jouer des coudes". Eviter de trop parler avec le masque qui cache la moitié de mon visage. De toute façon la plupart de mes patients ne comprennent plus rien quand je m'adresse à eux. C'est le masque, disent-il, Sandrine, je n'entends pas bien ce que tu me dis. Ah le masque. Je me sens un peu mieux, un peu plus rassurée depuis que je porte mon déguisement de vilain petit canard.
Ne plus boire, ne plus se gratouiller là où ça démange, éternuer dans son masque. Un bonheur. Ne plus aller aux toilettes non plus, chez aucun patient. On ne sait jamais... Des fois que...
Et aussi... Se lever entre cinq heures et cinq heures trente du matin. Se lever avec un truc étrange qui te serre le bide. Regarder ta fille qui dort et avoir les larmes aux yeux. Parce qu'en vrai, tu ne sais pas ce que tu risques de ramener chez toi. Même en prenant un maximum de précautions. Parce que tu ne fais plus trop confiance aux explications qui se veulent rassurantes.
Cela ne touche que les personnes âgées. Cela ne touche que les personnes déjà fragiles, ayant une ou des pathologies...
Ce ne devait être qu'une simple grippe. Non? Alors qu'on me laisse tranquille maintenant, parce que c'est moi qui vais travailler en contact avec de nombreuses personnes, dont certaines d'ailleurs ont volontairement enfreint les recommandations de base qui auraient pu me préserver ainsi que mes enfants.
Et ces gens-là, je dois continuer d'aller les soigner. Et hier, dimanche vingt-neuf mars, l'une d'elle, encore, à sept heures du matin me disait: " moi je trouve qu'ils exagèrent, ils en font trop." C'est la même personne qui, la veille, lorsque je lui propose de lui laver les cheveux car la coiffeuse à domicile ne viendra plus, me répond: " ah? Et pourquoi donc elle ne vient plus? Et vous me ferez la mise en plis?"
Alors j'ai serré les dents, je me suis imaginée en train de lui fracasser le crâne sur le rebord du lavabo. Au lieu de ça, je lui ai posément dit qu'il y avait eu trois-cent-soixante décès liés à cette maladie en vingt-quatre heures. Mais bon sang, en quoi cela devrait-il relever d'une croyance? Enfin, tant pis pour moi. Il ne faut pas prendre les cons pour des gens, parait-il.
Cela me fait subitement penser à un petit incident qui s'est produit le vendredi vingt-sept mars. Ce jour-là je devais aller chez un patient pour lui faire une prise de sang. J'ouvre le coffre de ma voiture et là, surprise: je constate que j'ai oublié de refaire mon petit stock de boîte de prélèvements sanguins... Ah oui, ça me revient... Le mardi de cette même semaine, j'étais allée porter mes prises de sang à la pharmacie qui nous sert, nous libérales, à déposer nos bilans sanguins. Ces derniers sont ensuite récupérés par un coursier du laboratoire. Cela nous évite de perdre un temps fou à aller les déposer nous-mêmes. Il y a au même endroit des boîtes neuves. Donc si tu déposes trois bilans, tu reprends trois boîtes neuves.
Mais ce matin-là,la pharmacienne m'interpelle: "Sandrine, tu n'as rien eu comme masque la semaine dernière, alors je t'ai gardé en priorité pour la dotation de cette semaine. Voilà trois masques ffp2. Je suis désolée, je n'en ai que quarante cinq et vous êtes en tout une vingtaine de soignants."
Mes sentiments se mélangent entre joie et stupéfaction. Trois masques? Sommes-nous bien en France, le sixième pays le plus riche au Monde (enfin je crois...)? Si je respecte à la lettre les consignes du port du masque, je peux travailler UN jour avec trois masques.
La pharmacienne en vient à me raconter, les larmes aux yeux, qu'une cliente lui a fait un scandale car elle n'avait pas de gel hydroalcoolique à lui vendre et que finalement, elle lui a donné son propre flacon pour qu'elle arrête de hurler...
Respectant les règles de sécurité, je suis loin du comptoir, et nous devons passer un à un. Le monsieur qui attend dehors commence à s'impatienter, il rentre, me bouscule et va se coller devant le comptoir.
On m'a touchée. Je reste pétrifiée sur place trois masques. Non, trois secondes. Je quitte la pharmacie comme un zombie. Sans récupérer mes boîtes neuves.
Je reviens sur ma prise de sang donc. Je sonne chez le monsieur, m'excuse et lui dis que je pars chercher une boîte neuve. Je reviendrai à neuf heures trente, cette prise de sang ne se faisant pas à jeûn.
Je vous fais part du texto que son épouse a envoyé, non pas à moi, mais à ma collègue...
"Un peu perdues les infirmières... Pas de tubes pour prises de sang, doutes sur l'ordonnance... La prescription... Pas le top... Un peu contrariées tout de même... Cordialement... Mme Trucmuche."
Dois-je expliquer que je n'ai pas pu faire ma sieste en rentrant car ce message m'a touchée, comme le monsieur dans la pharmacie. Arrêtez de bousculer sans aucun ménagement le personnel soignant. Arrêtez.
Bref. Pardon pour cette anecdote un peu longue. Ce que je voulais exprimer, c'est que nous partons travailler avec le mot coronavirus en tête, ce mot nous a déjà occupés une bonne partie de la nuit. Et ensuite nous devons rajouter la permanence du comportement égocentré de certains. C'est trop en vérité. D'autant plus que pour nous, se faire malmener dure depuis des années. Les soignants vont mal. Ils s'occupent de vous avec le sourire, ils vous réconfortent, ils se démènent pour vous DEPUIS DES ANNEES. Mais quand leur service est terminé, le masque tombe. Anxiolytiques, séances chez le psy, pleurs, boule au ventre, colère, tristesse, et pour certaines ou certains: suicide. Aviez-vous déjà oublié?
Ils sont à bout. Et on vient de leur rajouter une charge mentale supplémentaire.
On est en train de faire d'eux des héros nationaux. Des héros? Vraiment? Comme dans les Marvel? Oui, nous portons des masques, mais que je sache nous n'avons pas encore mis notre culotte par dessus notre collant. Et ce n'est pas une cape que nous portons mais une blouse.
Des héros? Laissez-moi rigoler. De pauvres cons et de pauvres connes, voilà ce que nous sommes. A essayer tant bien que mal de rattraper les conneries meurtrières d'un adulte qui joue avec des vies humaines comme un petit garçon qui jouerait avec ses playmobil. Laissons les banquiers dans les banques la prochaine fois. Ils font du bon boulot. Dans les banques. Putain, est-ce que je vais bosser dans une banque, moi?
Mais aujourd'hui, il n'est plus temps de montrer sa colère. Ni de pointer des doigts accusateurs sur untel ou untel. Aujourd'hui, il faut accepter la réalité pour mieux appréhender notre avenir ENSEMBLE.
Car les soignants ne sont pas que ça. Leur identité ne se résume pas à porter une blouse pour sauver le Monde. Ne croyez pas ça. Ne croyez plus ça. Nous refusons cette instrumentalisation qui n'a pour seul but que de nous mettre sur le devant de la scène pour tenter de faire oublier le mépris dont VOUS avez fait l'objet. Nous refusons d'être traités de cette manière. C'est une insulte à notre profession. Mais nous savons dissocier le bon coeur des gens qui applaudissent avec l'instrumentalisation de l'acte.
Ce que nous vivons est très dur. Les soignants doivent gérer ce statut de héros qu'on leur a collé sur le dos et qui est un vrai poids, cela rajoute une culpabilité supplémentaire...
Je m'arrête là. Pour l'instant.
Merci de m'avoir lue.

