C'est un bouquin écrit par un philosophe de formation (c'est beaucoup Tinoco qui est à la plume), par ailleurs psychanalyste. Il est donc conceptuellement dense et peut poser des difficulté si on n'est pas déjà rompu à ce genre de lectures. Mais je crois intéressant de s'y accrocher.
Il a l'énorme avantage de ne pas présupposer de savoir spécifique, et de ne pas s'appuyer sur le jargon ou la syntaxe de la psychanalyse - l'orientation psychanalytique y est extrêmement faible, et tient surtout à la façon de concevoir l'individu comme être en transformation, requis de se positionner tant face aux questions fondamentales (sidérantes, disent les auteurs) indissociables du fait d'être humain, que face à la loi (entendre par là l'ensemble des normes, intériorisées ou non, proposées explicitement ou non par les groupes dans lesquels on se trouve : famille, pairs, cultures, etc.).
J'ai été très longtemps gêné par l'opposition "typique"/"surdouée" qui est fondatrice des thèses de l'ouvrage, une gêne motivée avant tout de m'y reconnaître de façon écrasante dans la description des comportements "typiques"
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(je déteste le changement, j'ai une hantise des solutions inventives - que je trouve souvent surtout brouillonnes, j'ai d'ailleurs et du coup un mal de chien à inventer quoi que ce soit, j'ai été excellent élève, je ne me suis jamais concocté mes propres méthodes, je n'ai jamais râlé contre les autorités - au contraire -, je suis globalement incapable de sortir spontanément d'aucune boîte, j'adore les normes, etc.).
C'est d'ailleurs précisément cela qui m'a empêché, pendant des années, de considérer l'option douance comme devant être explorée : je ne convenais pas au tableau clinique vulgarisé qu'on en trouvait ici et là. Du coup, la lecture des premiers chapitres du livre m'a très profondément intéressé : elle donnait une forme (la typicité) à l'écart que je sentais et continue de sentir, dans ma fréquentation des surdoués. Il y avait là une hypothèse à creuser : que signifiait pour moi de ne me sentir totalement à l'aise ni avec les typiques, ni avec les surdoués (plus à l'aise avec les seconds, cela dit) ? Le bouquin ne m'en disait rien.
De précisions que j'ai obtenu des auteurs mêmes, cette opposition est de toute façon à prendre 1. comme une hypothèse de travail permettant de rendre compte de certains phénomènes qu'on rencontre en domaine de douance et 2. certainement pas comme décrivant jamais des individus (nonobstant, je trouve, de nombreux passages où, par de malheureux raccourcis syntaxiques, c'est précisément ce qu'on peut entendre) mais des traits comportementaux que l'on retrouve dans tout individu, avec une prévalence de tel ou tel. De la même façon, les surdoués ne sont pas requis de la même façon par les questions sidérantes - manifestement, la mort l'est pour les auteurs, qui est pour moi pour l'instant un non-problème : moi, ce serait plutôt la solitude essentielle...
Rien de tout ceci ne résolvait mon problème, mais me permettait de continuer à lire de façon un brin plus apaisée. Je suis passé d'une forme d'agacement fasciné à un réel intérêt. Il y a beaucoup de bouquins sur les surdoués, mais celui-ci est, pour ce qui me concerne, parmi les plus stimulants et riches que j'aie rencontrés - en tout cas celui qui a le plus de chance, une fois lu, de ne pas être remisé aux "à vendre" de ma bibliothèque. Ses hypothèses sont originales et puissantes, son argumentation solide (et évidemment objet de discussions potentielles), et sa largeur de vue assez inégalée dans la littérature sur le sujet. (J'aime aussi beaucoup le Gauvrit ou la belle synthèse de Cuche & Brasseur, à l'autre bout du spectre, mais cela flatte le scientifique, et n'a, pour ce qui me concerne, que bien moins de force pour au regard des dynamiques de création de sens m'aidant à mener ma chtite vie - puisque j'ai laborieusement fini par découvrir qu'une explication ne me suffisait pas à résoudre les pourquoi

).
pour moi, tout cela tient à ce qu'est essentiellement les auteurs envisagent le surdoué d'un point de bien moins vue clinique que phénoménologique : moins comme un ensemble de symptômes que comme une façon d'être au monde particulière, moins sous l'angle de la recherche d'une adaptation à la société qu'un signe envoyé à la société d'une adaptation qu'elle aurait à trouver de son côté, si elle sait en saisir la chance. Le surdoué, ce n'est donc pas le 130/145/160++, c'est celui ou celle à qui ne sauraient convenir les récits proposés par les groupes pour répondre de façon standardisée aux questions sidérantes (la mort, la souffrance, la solitude, l'amour, etc.), récits essentiels à la cohésion des dits groupes, et qui ne fonctionnent que de s'assortir d'un "c'est comme ça" qu'une réaction typique ne remettra pas en cause, au contraire. Dit autrement : le surdoué est celui qui gère son rapport à la loi en la transgressant.
Au fond, le surdoué cesse ici d'être minoré (au sens de décrit uniquement dans les termes du dominant, tout comme l'enfant mineur ne peut l'être que dans les termes choisis par ses tuteurs) : il reprend la parole en son nom propre et refuse la position d'être à adapter qu'on lui laisse dans la plupart des productions actuelles. Il y a donc bien un versant politique à ce texte (ne serait-il pas militant) : le surdoué est à la fois symptôme de l'absurdité que les groupes tentent de masquer sous des récits collectifs à intérioriser, mais il est aussi leur chance de travailler différemment ces récits et les façon de s'y conformer.
Bref, cela donne bigrement à penser, qu'on soit d'accord ou pas, comme toute synthèse s'essayant à des directions inédites.
De main gauche à main droite, le flux des savoirs - en mes nuits, le règne du sans-sommeil - en mon coeur, ah, if only!, le sans-pourquoi des roses.