Je reprends ce sujet car j'ai eu la chance d'assister à une conférence de Yves DACCORD, Directeur général du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui nous a parlé pendant près d'une heure de "Paris à Damas, vers la fin de l'Humanitaire ?", avec beaucoup de pédagogie, une lucidité souvent teintée d'inquiétudes, et aussi pas mal de charisme.

Je cite simplement les points principaux qu'il a développés aujourd'hui, dont la plupart (mais pas tous) sont communs avec cette intervention accessible en ligne qui date de novembre 2017 (avec un public différent)
Yves Daccord, Genève : De Bangui à Bagdad, la fin de l'humanitaire ?
En ce qui concerne le contexte actuel :
- l'absence de convergence internationale pour gérer les conflits, d'où une impuissance à le faire ; et l'implacable souveraineté des Etats. Il a développé sur la position actuelle des Etats-Unis, aussi sur l'exemple du Danemark (qui a en quelques semaines voté des lois anti-immigration).
- la grande connectivité du monde malgré sa grande fragmentation : tout le monde possède un téléphone portable et c'es tout aussi indispensable dans les pays en situation difficile ou de conflit ; les femmes du Bénin savent ce qui se passe à l'autre bout du monde. Cela entraine un changement des comportements et aussi des attentes des populations, une comparaison critique de l'aide apportée par rapport à ce qui est fait ailleurs. Et en même temps la désinformation est une arme puissante contre laquelle il faut lutter.
- le fait que la confiance est devenue une denrée rare dans notre monde, alors que le CICR base toute son action sur la confiance car il se présente toujours vulnérable, sans armes et sans autre drapeau que la croix rouge.
- or depuis quelques années, de plus en plus, on observe des attaques spécifiques envers le personnel de santé et les hôpitaux, alors que c'était rareil y a vingt ans.
C'est le cas en Syrie, où depuis le début du conflit les hopitaux ont été attaqués pour bien montrer à la population qu'il n'existe aucun refuge possible ; il pense que dans quelques années on analysera cette nouvelle géopolitique.
C'est aussi le cas au Yémen, ou le système de santé était plutôt bien organisé et permettait de contenir les épidémies de choléra qui survenaient chaque année. Or depuis 2014 le pays subit une guerre civile qui a affaibli les organisations sanitaires, et actuellement la plus grosse épidémie de choléra y fait des ravages.
Selon lui, les prises d'otages ont un impact très grand, car cela met une pression énorme sur tous, équipes, proches, institutions. En huit ans à la tête du CICR, il a connu seulement une période de quatre mois sans qu'aucun membre de ses équipes ne soit otage.
Les enjeux qu'il envisage pour l'humanitaire, et le CICR en particulier :
- c'est aux intervenants humanitaires de s'adapter, plus que jamais, d'être humbles, exemplaires. Le temps est complètement dépassé où l'on arrivait avec un package de solutions et de conseils. Les populations savent ce qu'elles veulent et sont actrices, savent le dire.
- la neutralité et l'impartialité sont plus que jamais indispensables.
Et il ne suffit plus de les décréter, il faut le prouver, chaque jour, individuellement sur le terrain et collectivement. Il faut veiller à être présent partout, au côté de tous.
Il faut être capable de s'asseoir à une table et de travailler avec des tyrans et des tortionnaires (qui seront peut-être des victimes demain, ou le sont déjà en même temps). Si les gens doivent être jugés ils le seront, un jour, on l'espère, mais l'action humanitaire ne doit pas se situer dans ce temps-là. Et il faut aussi s'attendre à être jugé soi-même pour chacune de ses actions, y compris pour la neutralité.
Il est inquiet sur ce point, y compris dans son pays (la Suisse). Car aujourd'hui 69% des actions du CICR ont lieu dans des pays musulmans, et il sent une tendance à penser que tout les populations n'ont pas le même droit à être soutenues.
- la vulnérabilité numérique. Il a raconté le cas de personnes qui viennent confier leur téléphone porable au CICR car ils craignent d'être arrêtés et ont peur des conséquences si on a accès à leurs contacts et données. Il imagine que dans quelques années la protection des données numériques des populations fragilisées pourrait faire partie des actions de soutien du CICR.
- la possible émergence de nouvelles alliances puisque les Etats sont de plus en plus inopérants. Il pense que les villes peuvent avoir une marge d'action et devenir des alliés précieux dont il faudra tenir compte. Il a cité l'exemple de grosses villes américaines qui se sont désolidarisées lorsque Trump a sorti les USA des Accords de Paris, et ont annoncé qu'elles continueraient à lutter contre le réchauffement climatique.
Je ne connaissais pas Yves Daccord. Il nous a expliqué être au CICR depuis 1992 après une carrière de journaliste (formation de Sciences Po), et être à sa tête depuis 2010. J'ai lu depuis qu'il ne briguera pas un nouveau mandat (il a été réélu en 2013). Après avoir entendu sa vision des choses, je comprends qu'il ait envie de passer le relais.
En tout cas son intervention m'a beaucoup émue et plongée dans un abîme de réflexions, et d'autres personnes dans l'assemblée ont exprimé exactement la même chose...
[EDIT] D'autres réflexions en relisant le premier message de ce sujet et en regardant à nouveau le reportage (merci Pix de me permettre ça

) : j'entends la même conviction dans la voix de tous ces gens, d'il y a quarante ans ou d'aujourd'hui. Et pourtant combien leur propos est différent, combien la conjoncture et les solutions ont évolué !
Le point commun : l'humanité est en danger (Yves Daccord a aussi développé sur la déshumanisation souvent présente dans les conflits), quelque part, et ils améliorent les choses du mieux qu'ils peuvent.