J'ai assisté à un congrès : « Pour un accompagnement éthique de la personne en grande vulnérabilité », c'était à Bordeaux en 2008. Je l'ai trouvé de grande qualité et j'ai envie de vous le partager ainsi que la réflexion qui est la mienne depuis quelques années sur ce sujet de la vulnérabilité, de la dépendance.
Je mets l'intégralité de ma retranscription du colloque en pièce jointe (ça fait tente pages). Si malgré mes nombreuses relectures il y avait des coquilles, des choses peu claires, n'hésitez pas, je rectifierai. Je précise que ce sont mes notes et que donc je ne peux certifier l'exactitude totale des propos, ils sont passés par le filtre de mes oreilles et de mes doigts sur le clavier. J'ai toutefois essayé de retranscrire au plus près de ce que j'ai entendu.
Donc ce colloque a réunis des professionnels du monde médical, paramédical, social, mais aussi un philosophe et deux sociologues. Tous ont réfléchi aux notions de vulnérabilité, d'éthique, d'accompagnement, de souffrance, de finitude, de qualité. Voici un résumé de ces deux jours.
Il ne s'agit pas de parler de votre expérience même si cela est toujours intéressant mais plutôt de votre réflexion tirée de cette expérience, de ce que cela à fait bouger chez vous, de ce que cela a questionné, enfin si vous le souhaitez bien sur.
Si les personnes polyhandicapées et plus largement les personnes en grande dépendance, ont une valeur d’être aussi légitime que celle de tout Homme, elles ont eu et ont encore, à mon avis, une place importante dans tout groupe humain.
Chacun peut avoir dans son entourage plus ou moins proche une personne dépendante dont les réactions peuvent dérouter, la nécessité de soins importants faire peur, la faiblesse inquiéter, une personne assez proche pour que des questions se posent, que des peurs se réveillent mais aussi que des besoins communs se distinguent, que des essentiels se révèlent. Et c’est dans ce questionnement parfois difficile, dans cette recherche de sens, que la place dont je parle peut se donner à voir. Une place au moins aussi importante que celles qui sont valorisées aujourd’hui, ou que d’autres qui ont été mises à l’honneur au cours de l’histoire de l’Homme.
L’accompagnement des personnes dépendantes demande beaucoup de gestes techniques, il s’agit parfois de presque tout faire pour elles. Nous pouvons alors envisager en tant que professionnels que nous avons à laver, habiller, déplacer, nourrir, « apprendre à », occuper, nous occuper… d’individus qui ne pourraient pas le faire sans nous. C'est-à-dire accomplir une succession d’actes qui deviennent de plus en plus efficaces avec l’expérience, les formations, les connaissances acquises. Un ensemble de « faire » qui peuvent, si nous n’y prenons pas garde devenir une routine mécanique, peu valorisante et perdre peu à peu tout sens.
Nous pouvons aussi idéaliser notre travail, avec nos bonnes intentions et notre affectivité, penser que, lorsque nous donnons le bain, que nous emmenons en promenade, que nous donnons de bonnes choses à manger, que nous mettons de jolis vêtements, que grâce à nous un résidant a pu faire quelque chose …, nous donnons à ces personnes ce que, sans nous, elles n’auraient jamais pu avoir. Un ensemble de « bien faire », qui nous place dans une position de supériorité vis-à-vis de celui dont nous nous occupons et qui, si nous n’y prenons pas garde peut devenir une habitude où seul ce que nous accomplissons a du sens.
La grande dépendance induit que les besoins, même les plus élémentaires, que chacun est d’habitude à même de satisfaire par lui-même le seront ici par une tierce personne. Le temps est alors rythmé par les nombreux actes de soin à accomplir, par les repas à donner, par les activités à mener. C’est sur la base d’un emploi du temps de ces besoins que la journée va s’organiser. Le rythme de celui-ci est cadencé, chaque professionnel accomplit les toilettes, donne les repas, fait les changes, court à ses activités …
La grande dépendance induit aussi la lenteur. Une personne polyhandicapée peut mettre cinq minutes pour poser dans la panière une serviette, une autre aura besoin d’un temps conséquent pour simplement appuyer sur le bouton de l’ascenseur, manger pour une troisième nécessitera que chaque bouchée se prenne lentement, très lentement. Si on suit exclusivement son rythme, la personne ne pourra pas obtenir dans une journée la totalité de ce dont elle a besoin.
Entre course contre la montre et extrême lenteur, le choc peut être rude et les beaux projets d’apprentissage difficiles à tenir. La tentation peut être grande de « faire à la place de » ce que l’éducateur accomplira toujours plus vite et sans avoir besoin de superviser les opérations de cet autre toujours trop lent, qui peut se tromper… alors qu’il y a encore tant de choses à faire.
C’est dans les plus petites choses que la résistance à la course effrénée peut être menée : frapper avant d’entrer dans la chambre, la salle de bain, ne prend que quelques secondes, prévenir par des mots simples, ou en touchant la personne, qu’elle va être soulevée, que son fauteuil va démarrer… n’enlève pas beaucoup de temps au temps. Cela demande néanmoins un peu de disponibilité et d’attention et c’est là que la résistance se joue, car la vitesse, qui peut être nécessaire face à la somme de choses à accomplir, a cette capacité de faire oublier ces petites choses essentielles … et qui ne prennent en fait que très peu de temps.
Les besoins de la personne en situation de grande vulnérabilité « qui se retrouve dans l’incapacité de conduire elle-même sa vie, d’exprimer ses besoins ou ses désirs, qui devient tributaire d’autrui » sont multiples et complexes. Ils demandent de la part de ceux qui l’accompagnent d’organiser la vie quotidienne de manière à y répondre et à permettre à chaque personne de vivre le mieux possible avec ses difficultés mais aussi ses capacités, ses désirs.
Penser que la personne polyhandicapée peut avoir des désirs, peut vouloir faire des choix semble parfois un non sens aux professionnels lorsqu’ils sont confrontés au silence, à l’incompréhension face à leurs demandes, pourtant formulées de manière simple, au refus, aux pleurs... Pourtant ce refus, par exemple, peut être l’expression d’un choix et la résistance aux sollicitations une manière de dire NON.
Il y a un équilibre toujours à tenir, source de tension, d’inconfort, entre le risque de « chosification » de la personne dont je m’occupe et le risque de fusion, entre une trop grande distance et une négation de la distance. D’un côté je peux essayer de me protéger en évitant que mes affects n’entrent en jeu dans la relation, je pense que je dois rester professionnel(le) et donc éviter d’être touché(e) par ce que l’autre me renvoie. Au contraire, je peux être submergée par mes ressentis, m’installer dans une relation où l’autre prend toute la place, à moins que ce ne soit moi qui ne prenne toute cette place …
La construction d’un lien de confiance réciproque n’a à mon avis rien à voir avec ces deux écueils possibles, et que tout professionnel peut expérimenter un jour. Car construire du lien ne signifie pas forcément se laisser envahir par l’émotion au risque de ne plus pouvoir élaborer une pensée personnelle - à ce propos, se couper de ses affects ne garantit en rien non plus que cette pensée puisse s’élaborer. Permettre à la complicité d’advenir avec le temps et la confiance n’empêche en rien de rester professionnel et d’accompagner la personne dans ce qu’elle a à vivre, en équipe, avec ses parents, en étant conscient que si un lien affectif existe, il ne saurait faire oublier la place de chacun.
Car il s’agit avant tout de relation humaine, et c’est dans cette reconnaissance réciproque de notre humanité et de notre valeur d’être que se construit, à mon avis, le travail éducatif et non dans un cadre aseptisé, technicisé, référencé, où l’humain est mis au second plan. Tout faire pour éviter une dérive ne garantit pas de ne pas en créer une autre. L’aseptie, la technique et les référentiels de même que l’affection et la complicité, s’ils ne pas sont mis au service de l’autre et exposés au regard de tiers et à la réflexion en équipe, peuvent tout autant lui être préjudiciables.
Chaque fois que nous sommes confrontés à la faiblesse, à la dépendance, c’est notre possible faiblesse, notre possible dépendance, qui sont convoquées. Au-delà de la peur que cette rencontre peut alors susciter en nous, il y a un possible chemin d’enrichissement.
L’expérience auprès des personnes polyhandicapées m’a montré qu’elles nous permettent de développer des adaptations qui, en plus de leur rendre la vie parfois un peu plus simple, un peu plus confortable, peuvent profiter à tous. Cette perspective nous place alors dans une position créatrice dynamique de transformation du monde au profit de chacun, pas seulement à leur profit, pas seulement au notre. De plus, cela nous donne la possibilité de penser notre environnement avec l’idée, non pas de l’utiliser, de le transformer pour des raisons uniquement économiques, mais pour le rendre un peu plus accueillant, un peu plus accessible à tous.
Se donner des objectifs, s’organiser, se dépasser, se développer, évaluer ses actions, s’améliorer, se remettre en question… sont désormais des expressions qui font partie de notre vocabulaire quotidien et ce, dans tous les domaines de notre vie. Ils ont été plus anciennement ceux de l’éducation spécialisée, avec l’idée que c’est en se connaissant que l’éducateur découvrait ses limites, ses valeurs et qu’ainsi, peut-être, il allait éviter de les faire « subir » à ceux qu’ils avaient responsabilité d’accompagner. Que c’était dans cette connaissance, cette lucidité sur soi, qu’il allait pouvoir établir une relation éducative plus ajustée à sa mission.
Ces expressions sont aujourd’hui utilisées dans un autre but, une autre fin, celle d’être performant, celle d’être efficace. C’est au nom de cette performance et de cette efficacité, au nom d’une rentabilité qui n’a d’autre fin qu’elle-même, que l’individu (en place de la personne) se doit d’accomplir à chaque instant les transformations nécessaires, les efforts indispensables afin de tendre vers cette fin … en oubliant la sienne.
Et encore une fois, la présence du faible, de celui qui jamais ne pourra prétendre à cette performance, à cette efficacité, cette présence parfois étonnante, parfois dérangeante, parfois déroutante, source d’angoisse ou de gène mais aussi génératrice de profondeur, d’empathie, peut nous permettre de ne pas oublier cette fin, notre fin. Cette présence de la personne dépendante, qui jamais ne pourra prétendre à l’autosuffisance sacralisée par une société addicte de la toute puissance, cette présence de la personne dépendante peut nous permettre de ne pas oublier que la toute puissance est une dangereuse illusion et qu’un de ses antidotes est le partage.
Partage qui ne devient réalité et non vœu pieu ou condescendance, qu’à la condition de reconnaître que cet autre s’il est dépendant dans la majeure partie de sa vie quotidienne, que cet autre s’il est faible parce qu’incapable de survivre sans l’aide d’autrui, que cet autre s’il est démuni parce que privé des capacités qui donnent l’illusion de se suffire à soi-même, de reconnaître que cet Autre a non seulement une valeur mais aussi une place, mais aussi une utilité sociale et qu’il peut donc produire lui aussi. Si cette production n’est pas chiffrable, si elle ne semble pas rentable, elle n’en est pas moins nécessaire à un certain équilibre des forces, elle est un des contre pouvoirs possible à la marchandisation, elle est un des réservoirs accessibles où puiser le sentiment d’humanité, sentiment que je crois aussi nécessaire à chacun que l’air, la nourriture, le sommeil.
Une société qui aurait perdu son humanité pourrait elle exister ? Une société qui aurait perdu son humanité pourrait-elle survivre ? Or, comment une société qui occulterait complètement la place des plus faibles de ses membres pourrait-elle encore être humaine ? Certes, il peut être parfois difficile de trouver aujourd’hui, dans le culte de l’excellence, de la performance, de la consommation … des signes de la place qui est laissée aux personnes les plus handicapées. Pourtant, dès lors que ces personnes pourront, par l’ingéniosité qu’elles permettent de déployer, la recherche qu’elles suscitent, les réflexions et les questionnements qu’elles amènent, faire que des gens se rassemblent pour « autre que soi », pour « changer le monde », se mettre en projet, il me semble que même minime et parfois maladroite, cette place leur est laissée.
Et si cette place est encore bien souvent située sur la dernière roue de la dernière roue du carrosse de nos sociétés, il me semble aujourd’hui que, sans cette roue, le carrosse ne pourrait avancer bien longtemps.