D’où viennent nos idées ? J’ai tourné autour de ce topic pendant un petit moment. Me demandant comment y apporter ma pierre. Jusqu’ici de mon cheminement en Sciences de l’Education, j’en suis arrivée à considérer plusieurs choses :
Nos idées s’élaborent à partir du rapport au savoir que nous avons, et qui vient du milieu où on a grandi et des expériences que nous avons rencontrées ensuite. Il s’agit de notre épistémologie profane, de nos croyances, de tout ce qu’on considère comme allant de soi et qu’on n’a jamais remis en question. Genre, « je suis méchant parce que papa l’a dit », « je suis intelligent puisque j’ai des bonnes notes », « les étrangers sont tous des cons », « au fond les gens sont gentils quand on sait bien les prendre »…Il s’agit de significations sociales : « ce ne sont pas des savoirs savants, ordonnés à la logique dominante d’une discipline, ce sont des évidences, des croyances, un fond culturel attrapé par bribes, toujours mal agencé » (Vial et Mencacci, 2007, p. 174). Dont on n'a rarement conscience et qui nous enferment souvent si on ne le travaille pas.
Et ce rapport au savoir hérité de notre premier bain éducatif détermine notre vision du « sujet », de nous même et la façon que nous avons de comprendre le monde autour de nous. Autant dire la façon entière qu’on a de créer du sens, d’élaborer des idées et de projeter son avenir.
Croit-on que le sujet est un tout arrêté dans le temps, invariable, qu’il est « ça et qu’il ne changera pas » ? Le sujet est-il en perpétuel changement ? Ou une mécanique à traiter pour être plus performant ? Ou un sujet psychologique ? Est-il un système fermé ou ouvert sur le monde extérieur ? N’est-il qu’instinct ou que rationalité ? Est-il maître chez lui, capable de devenir précisément ce qu’il veut s’il s’en donne les moyens ?
Parce que selon la façon qu’on a de considérer le sujet (donc soi-même), on ne créera pas du sens de la même manière, on n’élaborera pas de nouvelles idées n’importe comment. Et contrairement à ce qu’on pense, on ne connait son rapport au savoir et sa façon de considérer le sujet qu’en se posant clairement la question et en découvrant comment pensent les autres.
(je me rends compte là tout de suite, qu’un topic bien foutu sur le rapport au savoir ne serait pas luxe)
Nous sommes tous un mélange de plusieurs rapports au savoir différents et qui influencent toute notre façon de voir le monde, d’en saisir ses signes et donc d’élaborer nos nouvelles idées :
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-Le déterministe considère que tout est objet, que le sujet est un ensemble de traits qui ne change pas, il est courageux parce que c’est comme ça et que ça vient de telle période de son enfance. Il crée du sens en trouvant des effets et des causes.
-Le fonctionnaliste considère le sujet comme prenant des décisions rationnelles visant l’efficacité. Sa façon de créer du sens est liée à l’analyse factuelle afin de trouver le bon rapport moyen-fin. (Je prends un livret d’épargne pour gagner tant par an et ensuite je prendrai une assurance vie pour gagner encore plus et ensuite…)
-Le structuraliste cherche les éléments invariants qui composent le tout, cherche les liens qui les unissent et quels enclenchements permettent de passer d’un état à l’autre. Il peut chercher à réparer la structure défaillante, il prend des décisions stratégiques. Créer du sens consiste à analyser les choses comme un expert pour comprendre, en écartant le sujet et ses affects, les rouages mécaniques d’un ensemble.
-La cybernétique : le sujet est un exécutant, un agent, n’ayant qu’une seule fonction et devant créer des produits conformes. (genre Chaplin qui visse son boulon à la chaine). Le système est fermé et tourne en boucle. Rien d’extérieur ne rentre sinon ça bouleverse la fonction finale : faire que tout tourne bien rond. Créer du sens consiste à trouver un moyen de faire tourner le tout encore plus rond. (Dans mon équipe de travail, on est comme une famille, on a chacun son identité et on est très content comme ça, on ne veut surtout pas que ça change et tout est mis en place pour que rien d’extérieur ne vienne nous perturber). L’harmonie est recherchée car elle permet de tout maintenir conforme.
-Le systémisme : le sujet est perpétuellement en réaction au milieu, il est un acteur qui dit ce qu’il doit dire (ou le contraire de ce qu’il doit dire, ce qui revient au même). Il respecte la procédure, et finalement ne choisit jamais rien. Créer du sens consiste à comprendre ce qu’on attend de lui pour le faire ou pour faire l’inverse. (genre ado en crise ou employé soumis)…
-La systémique : le sujet est une connexion appartenant à un réseau et au cœur d’un processus imprévisible. Le sens s’élabore au sein d’un ensemble de systèmes multifonctionnels et en grappe dans lequel le sujet est auteur de ses actes et de ses paroles.
-La pensée complexe : rien n’est stable, le sujet est impliqué dans tout et n’est jamais objectif, créer du sens consiste à repérer et articuler les paradoxes pour ensuite « choisir sans cesse sans jamais rien renier »(Morin). Toute option est possible, ça dépend de la situation.
-L’herméneutique : le sujet est pluriel et déchiffre le monde comme un livre, créer du sens consiste à inventer son chemin au fur et à mesure, à être nomade, à passer de signe en signe.
Alors voilà, on est un mélange de quelques uns de ses rapports au savoir, parfois un peu de tout, rarement un seul (sinon c’est vraiment pathologique…). Et ça détermine donc notre vision du monde et la façon qu’on a d’y prendre place.
Ensuite le rapport à l’autre va créer du désordre dans tout ça, ou permettre de créer de nouveaux liens qui n’étaient pas prévus. Comment ? Par la parole…
L’usage de la langue est prépondérante car elle sert de «médiatrice entre les hommes, entre l’homme et le monde, entre l’esprit et les choses» (Zarifian, 2000, p. 175). La médiation « peut s’entendre à l’opposé comme ce qui réalise un vide […] où il n’y avait que du plein, où tout collait au point de paralyser tout jeu/je possible. Ici la médiation ouvre le champ symbolique d’un partage, elle fonde la possibilité d’un décollement, d’un mouvement » (Imbert, 1992, p.161). Parler avec l’autre va permettre de désagencer son petit monde, son système permettant de créer du sens…Cela permet ce qu’on appelle l’allier/ délier : « travail de triangulation, de séparation et de différenciation, dont relève l’avènement du sujet humain (…) travail de mise en pratique de la loi, travail de symbolisation (…) pour finir par trouver sa place (…) s’acquitter d’une dette, entamer son capital narcissique, répondre à la loi de l’obligation à l’échange, fondatrice du sujet humain. » (Imbert, 1996, pp. 147-180.) On délie nos anciens liens par la médiation née de l’échange avec l’autre pour relier autrement les signes perçus. Et donc changer d'idées...
La médiation permet ainsi de se relier à soi, à l’autre et au monde, elle est donc essentielle pour assurer la reliance de l’individu. La reliance c’est «le plaisir de faire des liens, de comprendre, de faire sens » (Vial et Mencacci, 2007, p. 29), mais aussi « avoir accepté le besoin des autres pour être soi. Savoir qu’on ne pense qu’à partir de la pensée des autres » (Vial et Mencacci, 2007, p. 29). Il s’agit précisément de la définition de la pensée humaniste : le respect de l’autre et de soi impliquant d’arrêter de croire qu’on peut penser tout seul, s’émanciper tout seul, exister tout seul…
Traduction : on crée du sens à partir de son rapport au savoir premier, quel qu’il soit. Puis, en parlant avec d’autres (d'autres que ceux qui pensent pareil...), on se décolle de ses croyances et on crée du sens nouveau. Parce que la parole de l'autre vient faire tiers dans notre vision du monde et nous oblige à créer de nouvelles idées. Et c’est comme ça qu’on change, qu’on gagne en humanité et qu’on existe. « Le sens n’est pas autre chose qu’une interrogation permanente, relancée par les événements, sur le devenir » (Zarifian, 2000, p. 179). Ca ne s'arrête jamais, on n'a jamais fini de trouver de nouvelles idées et de se relier à la pensée de l'autre pour être plus libre de penser soi-même.
Avoir une idée dépend donc de plusieurs éléments : à quel événement veut-on donner du sens ? Avec quel rapport au savoir saisit-on les signes et leurs interactions ? Quel rôle de tiers a eu l’autre entre moi et ma vision première du monde ? Est-ce que mon idée colle à ma vision de base et qu’elle n’est là que pour l’entretenir ? La rendre plus performante, plus conforme à mon système ? Ou bien est-elle vraiment une idée nouvelle parce que les liens ont été agencés autrement et que cela remet tout en question ?
Travailler son rapport au savoir, c’est travailler son rapport entier au monde, à l’autre, à soi…Et toutes nos idées viennent de là.
(Pour avoir travaillé mon rapport au savoir durant l’année, je peux vous dire que ça décoiffe, question vision du monde et nouvelles idées…)

"Porter la liberté est la seule charge qui redresse bien le dos." Patrick Chamoiseau