
C’est un ensemble de grande ampleur (deux volumes d’environ sept cents pages chacun parus pour le moment, avec un troisième volume à venir) et d’une ambition littéraire assez singulière. Une sorte d’OVNI à la fois fortement enraciné dans le terreau de traditions narratives familières et insolite comme une météorite tombée d’on ne sait où. Réconfortant et rafraîchissant.
Garcia précise, en incipit du deuxième volume, qu’il souhaite que le texte puisse se lire de deux façons : soit comme un roman unique, une vaste fresque linéaire obéissant aux règles du genre, soit comme un recueil de nouvelles, ou de légendes, de longueurs et de formes variables, chacune indépendante et accessible dans le désordre au gré de la fantaisie du lecteur. Pris sous le premier angle, cette Histoire de la souffrance retrace les destins, de l’origine du Vivant à l’aube des Temps Modernes -en attendant la suite- de quatre âmes principales et quelques âmes secondaires, qui circulent dans l’espace-temps terrestre selon le principe de la métensomatose platonicienne et qu’on repère par des couleurs. Cette notion d’âmes colorées n’est pas religieuse ni philosophique, c’est un concept purement littéraire : les âmes sont des sortes de présences au monde, caractérisées par une façon idiosyncratique de s’inscrire dans l’expérience de la corporéité sensible (et donc vulnérable à la souffrance). Les âmes bleues sont mystiques, naïves et protectrices – ce qui ne les dispense ni de machiavélisme ni de férocité à l’occasion – les âmes rouges sont avides, puissantes et cyniques, les âmes jaunes sont mélancoliques, intellectuelles et contemplatives, les âmes vertes sont vivaces, intrépides et ingénieuses. Les âmes blanches, noires et grises ont encore d’autres traits. A ces types de caractères s’ajoutent des attitudes, des styles de pensée, des postures physiques et morales qui permettent de composer des personnages à la fois très reconnaissables et déclinés en une série d’identités fluctuantes, qui vivent des destinées éparpillées et néanmoins cohérentes et significatives : le fil conducteur en sera toujours la souffrance, subie, parfois pensée, éternellement combattue. Pris sous le second angle, l’ouvrage fonctionne davantage comme une chambre d’écho où se repèrent ici et là des éléments récurrents sans que chaque récit perde sa propre particularité. Les couleurs y acquièrent une fonction plus descriptive et sensuelle et se fondent dans un ensemble chatoyant, profus et agréablement varié.
L’ambition de l’auteur est importante : il cherche à renouveler le genre un peu délaissé de l’épopée sans renoncer aux acquis de la narration moderne, et placer ce genre, spécialisé depuis ses origines dans la célébration des grands de ce monde, fondateurs d’empires, rois et héros, au service des petits, des perdants et des oubliés de l’histoire : esclaves, eunuques, servantes, piétaille et autres moins-que-rien. Le champ couvert par le récit s’élargit également au non-humain, et certains personnages de premier plan sont des animaux (les héros des deux premiers récits sont respectivement un ver plat et un petit mammifère arboricole) ou encore des plantes (dans le second tome, un arbre, sa sève et un champ de canne à sucre s’affrontent dans une guerre sans merci où tous perdront après un bref moment de suprématie). Par ailleurs, il s’agit de retracer cette épopée du Vivant en renonçant à toute théorie, qu’elle soit religieuse (création divine, providence au service d’un dessein surnaturel inconnu de ses acteurs) ou scientifique ou prétendue telle (théorie de l’évolution darwinienne, théorie du Progrès, sens de l’histoire marxiste ou libéral) mais en conservant une structure assez robuste et dynamique pour que le lecteur accepte de jouer le jeu et se laisse entraîner.
Alors, est-ce réussi ? Personnellement, je dirais oui, vraiment, sur le plan du plaisir de lecture et de la qualité littéraire : le premier tome et ce que j’ai lu, pour le moment, du deuxième multiplient les personnages forts et attachants, qu’ils soient sympathiques ou détestables (tout manichéisme étant exclu d’emblée par les choix de l’auteur détaillés plus haut), jeunes ou vieux, humains ou non-humains. Les récits sont extrêmement prenants, chacun bénéficiant d’un style différent et se référant à un genre propre ou au contraire en mêlant plusieurs, oscillant entre pathétique et gaillardise, sensibilité et ironie. L’ensemble se lit comme rien malgré sa taille respectable et sa complexité, et l’on ne s’ennuie quasiment jamais tout en s’instruisant beaucoup – l’auteur s’étant appuyé sur des travaux scientifiques et historiques de qualité pour bâtir ses reconstitutions. Si l’on est un peu familier, par ailleurs, des sources littéraires de l’ouvrage (Bible, corpus homérique, Gilgamesh, Coran, Mahabaratha et Ramayana, recueils poétiques et « romans » chinois classiques, matière de Bretagne, Monogatari japonais comme le Dit des Heiké, Sagas nordiques et Chroniques arabes, j’en passe et des meilleures pour ne pas prolonger la liste au-delà du raisonnable), le plaisir de lecture en est augmenté, tout comme si l’on s’est nourri des mangas de Tezuka, des films de cape et d’épée ou des aventures de Tintin, sources non littéraires mais nettement reconnaissables. Mais c’est aussi, sans doute, délicieux à lire sans références particulières.
Pour ce qui est de la remise en œuvre du genre épique en le plaçant au service de l’obscur et de l’infime, voire de l’abject, c’est sans doute moins convaincant. D’autres s'y sont déjà essayé, Victor Hugo par exemple avec des succès divers, et Tristan Garcia vit à une époque où l’emphase romantique a perdu ses lettres de noblesse, ce qui ne lui facilite pas la tâche. Mais il faudra attendre d’avoir lu la totalité des volumes pour se prononcer définitivement.
En attendant, c’est très recommandable comme lecture estivale, ou de toute autre saison.
