Le Fantôme de l’Opéra
3 - Hybridation sonore
Il est étonnant de constater à quel point une histoire somme toute récente a pu prendre un tour caricatural en peu de temps pour devenir, dans une certaine vision de la « culture générale », aussi schématique que la lecture de la Guerre des Gaules par le « petit Lavisse »... En l’occurrence, le passage au parlant a fréquemment été perçu comme une mutation rapide et radicale. Cette forme d’illusion rétrospective s’appuie, vraisemblablement, sur une représentation binaire selon laquelle y aurait deux formes d’art à la fois abouties et autosuffisantes, le muet et le parlant, et à quelques (notables) exceptions près, les nombreuses formes intermédiaires se sont généralement retrouvées au purgatoire.
À partir de 1925 environ, la phase de banalisation du cinéma sonore commence et s'étend, selon les lieux, sur une dizaine ou une quinzaine d'années. En 1929 est entreprise une refonte du
Fantôme de l'Opéra dans le but de ressortir le film en salles l'année suivante, en tenant compte de l'arrivée du son enregistré, et surtout de la popularité grandissante de ce nouveau medium. Un nouveau montage est réalisé, le film perdant pour l'occasion environ un quart d'heure, certains plans sont totalement refaits, sans la participation de Julian, par deux réalisateurs « maison » dont le neveu de Laemmle, Ernst Laemmle. L'une des « substitutions » les plus importantes concerne Carlotta, la rivale de l'héroïne, dont le rôle initialement interprété par une comédienne traditionnelle est repris par une chanteuse, afin d'obtenir, avec son synchrone, l'une des scènes les plus célèbres du film : celle où le lustre s'écroule pendant l'air des bijoux. Il n'est pas certain que l'on gagne au change par rapport à la solution d'un play-back avec un disque existant, car la chanteuse ne maîtrise pas le français (ce qui aurait été rigoureusement inacceptable pour le vrai public parisien... mais le public américain ne s'en rend probablement pas compte). Pour l'anecdote, il est également décidé de faire parler la mère de Carlotta, et c'est alors la comédienne qui incarnait la cantatrice dans la version initiale qui s'en charge.
Dernier problème, il est envisagé de faire « parler » le personnage principal, Erik ; or l'acteur, Lon Chaney, avait entre-temps signé une exclusivité dans une maison concurrente (où il tournait d'ailleurs un film entièrement parlant pour Tod Browning : « Le club des trois »). Quelques plans où n'apparaît que la silhouette du personnage masqué sont refaits avec un autre acteur, qui enregistre également des répliques pour la scène où le Fantôme est hors-champ et s'adresse à Christine dans sa loge. Le reste du rôle, où Chaney ne peut pas être remplacé, reste muet.
C'est qu'il ne s'agit pas d'un film entièrement parlant ni entièrement muet. Certaines séquences, appartenant en majorité à la première moitié du film, sont « parlantes » au sens moderne du terme, avec son synchrone : la plupart des extraits de « Faust » pendant les représentations (mais il faut dire qu'il ne reste pratiquement plus que les deux airs principaux de Marguerite (« bijoux » et « roi de Thulé » qui ont été refaits dans ce but, le reste étant coupé dans la nouvelle version) ; les conversations dans le bureau du directeur ; les imprécations du Fantôme depuis les coulisses, déjà évoquées ; la séquence de la loge avec Christine, Raoul et Erik hors-champ ; la scène où les danseuses et les régisseurs parlent du Fantôme.
D'autres scènes sont dotées de quelques bruitages synchrones mais de dialogues muets (le système d'alarme de l'antre d'Erik) ; enfin, à de nombreuses reprises, le film comporte du son non strictement synchrone (bruits de foule notamment, mais aussi l'évocation de la scène finale de « Faust »).
La totalité du film possède une bande-son qui, quand elle ne comporte ni dialogue ou son synchrone ni bruitages, assure l'accompagnement des parties muettes de manière conventionnelle. Il s'agit donc d'un film entièrement sonore, (très) partiellement parlant : une configuration devenue exotique et pourtant parfaitement banale autour de 1930.
Outre le fait qu’elle comporte quelques séquences dialoguées et des séquences « muettes » traditionnelles avec intertitres, cette version 1930 fait alterner des plans totalement nouveaux dont certains avec son synchrone direct (la voix est enregistrée en même temps que l’image), des plans post-synchronisés (le comédien enregistre la voix sur l’image existante en essayant d’être le plus synchrone possible avec l’image) et des plans sans synchronisme.
On peut prendre pour exemple la séquence où les danseuses aperçoivent la silhouette du Fantôme, discutent entre elles, puis vont en faire part au régisseur Papillon, lequel les emmène écouter le récit de son collègue Buquet. Les cris et la conversation indistincte des danseuses (où l’on n’entend que des bribes de phrases) sont ajoutés après coup sans synchronisme, comme les bruits de foule. De nos jours cet effet semble exotique : une réverbération paraît avoir été ajoutée mais ne masque pas le fait que les voix ont l’air enregistrées de plus près que l’image. Le récit de Buquet a été refait en son synchrone direct, et les réactions du groupe entourant Papillon (ce dernier personnage, au jeu franchement « splapstick », étant pour ainsi dire la signature du second réalisateur, Sedgwick) ont été post-synchronisées.
Ne s’agit-il, dans cette forme hybride, que d’une transition (sous contraintes techniques et budgétaires) entre un langage artistique existant (le muet, parvenu à une fascinante maturité à la fin des années 1920) et un langage en gestation (le parlant, avec des films entièrement synchronisés parvenant à maturité vers 1931) ? Ce n’est pas mon avis, les formes intermédiaires méritent mieux que cette lecture abusivement téléologique de l’Histoire.
On se souvient généralement surtout des premières fois : à l’été 1926 est présenté
Don Juan d’Alan Crosland, premier long métrage avec accompagnement sonore enregistré de bout en bout (et quelques bruitages et effets de foule). Les courts-métrages sonores, y compris avec voix synchrones, sont pour leur part connus depuis le début du XXe siècle même si leur diffusion n’est pas massive. En octobre 1927 sort
Le Chanteur de jazz du même Alan Crosland (avec le crooner Al Jolson déjà vedette de plusieurs « courts » sonores), premier long-métrage comportant quelques séquences synchronisées, et notamment une vingtaine de secondes de dialogue parlé. À l’été 1928, enfin, parait le premier long-métrage entièrement synchrone, abandonnant totalement les dialogues muets et les intertitres : « Les lumières de New-York » de Bryan Foy. On se souvient également facilement des résistances, surtout quand elles proviennent d’artistes de premier plan - le cas le plus célèbre étant Chaplin qui, pour avoir accepté de faire chanter Charlot dans
Les temps modernes (1936 : un film sonorisé avec un texte non strictement synchrone - celui du phonographe ; une séquence de parole synchrone - le visiophone du directeur de l’usine ; et une chanson synchrone), ne se résoudra à le faire parler que dans
Le Dictateur, par ailleurs dernière apparition du personnage au chapeau-melon.
La narration « muette » s’est sophistiquée, sa langue s’est enrichie, tout au long des trois ou quatre décennies de pratique. Des artistes imprégnés du théâtre académique (Méliès par exemple) importent la gestuelle ample et codifiée du théâtre du XIXe siècle, dont la mission initiale est de se faire comprendre de loin (et dans la disposition scénique peu intuitive du jeu frontal à l’avant-scène), et qui, au cinéma sert à se faire comprendre très vite sans le support du verbe. D’autres (Douglas Fairbanks, les expressionnistes...) iront chercher des ressources dans le langage chorégraphique. Pendant cette période, le cinéma sonore et parlant reste confiné au court-métrage, où il sert très souvent à mettre en vedette des comédiens, chanteurs ou orchestres connus. Quand le son synchrone (parole ou chant) apparaît dans un long-métrage de fiction, ce n’est que pour offrir à la vedette un morceau de bravoure, c’est-à-dire une tirade ou une chanson, et la technique ne permet pas d’excentricités. Là où, à la fin des années 1920, les séquences purement muettes atteignent un degré de sophistication du langage visuel rarement égalé, les séquences parlantes sont souvent filmées de manière bien plus conventionnelle - ce qui tient autant à une convention formelle (l’attraction de la séquence est le synchronisme, nul besoin d’y adjoindre d’autres moyens d’expression que le numéro de l’acteur), que des contraintes techniques, pour ce qui concerne la fin des années 1920.
C’est du reste strictement ce qui se passe dans une part des films « sonores mais partiellement parlants ». Les deux séquences synchrones du « Chanteur de Jazz » de Crossland qui consistent à faire entendre la voix de la star, Jolson : des séquences qui auraient tout autant pu être des « courts » autonomes, comme les autres tours de chant enregistrés par Jolson à la même époque, et dont l’une figurait d’ailleurs à la sélection de courts-métrages qui précédaient « Don Juan ». C’est ce qui se passe dans « Les temps modernes » où Chaplin, même s’il a interprété le seul personnage parlant du film (le directeur de l’usine), n’a consenti à ajouter le son synchrone à son personnage vedette que pour lui accorder un mémorable numéro de comédie musicale (« je cherche après Titine »).
Dans le « Fantôme » nouvelle mouture, ce n’est toutefois plus le propos principal des séquences parlées ou chantées : l’interprète des deux airs de Marguerite conservés dans le montage final n’est pas une star, c’est la première titulaire du rôle (Mary Philbin) qui reste créditée au générique ; et l’acteur vedette, Chaney, n’est pas disponible.
Les successeurs de Rupert Julian ne sont pas à la recherche d’une attraction sensationnelle pour leur film (les films entièrement parlant existent déjà quand le film ressort en salles), ils sont tout simplement en train de participer à l’élaboration patiente d’un langage spécifique pour le parlant, dans lequel les contraintes techniques encore lourdes et la disponibilité et l’aptitude des comédiens entrent en ligne de compte ; il en ressort l’obligation d’une certaine économie de moyens, et donc, le son synchrone ne viendra qu’une seule fois à l’appui du spectaculaire pour donner un côté « morceau de bravoure », à savoir l’air précédant la chute du lustre. Le reste du temps, ce sont principalement les scènes de la première partie du film, à la tension dramatique plus inégale et à l’aspect plus anecdotique, qui seront synchronisées. Au contraire, la majorité des scènes les plus intenses émotionnellement (toutes celles avec Erik à visage découvert) sont essentiellement muettes.
Cette période comporte d’autres exemples, très différents, d’une intense réflexion sur le juste usage de la parole synchronisée au cinéma. Pour « Vampyr » (1932), Carl Theodor Dreyer, contraint par la production à intégrer une bande son, se décide pour un usage parcimonieux de la parole (l’anecdote veut qu’à l’inverse, le même réalisateur avait été contraint de tourner en muet « La Passion de Jeanne d’Arc », qu’il destinait au parlant - et où on ne peut qu’imaginer l’impact supplémentaire que l’absence d’intertitres aurait conféré à ce film particulièrement original sur le plan visuel). On pourrait également prendre comme exemple le cas de « M » de Fritz Lang où la parole est économe jusqu’à ce qu’elle prenne au contraire le premier rôle au cours du procès final. La fin des années 1920 et le début des années 1930 constituent une période où l’on se demande si le parlant devra développer un langage totalement nouveau (ou non), et comment y parvenir. L’une des réponses de l’époque est de n’utiliser la parole qu’à bon escient, soit en conservant des séquences muettes et des intertitres, soit en produisant des films totalement synchrones mais... taciturnes ; une autre réponse, notoirement, est au contraire que la parole prenne une grande importance, que l’écriture du dialogue devienne une activité de premier plan pour l’auteur, et que le cinéma se rapproche du théâtre - non plus académique, mais cette fois du théâtre réaliste ou naturaliste, post-André Antoine. Au risque d’être schématique, c’est notamment l’approche de Pagnol. Or cette approche, parce qu’elle ne présente pas autant aux yeux de la postérité l’étrangeté des « hybrides », a survécu, quand les autres expérimentations n’occupent de nous jours plus que la case 1h du matin des diffusions télé...
L’on franchit un degré supplémentaire d’hybridation avec les conditions d’exploitation du film, et donc le fait que, comme nombre d’autres films de cette courte mais intense période, « Le Fantôme » est destiné à pouvoir être exploité tant en sonore qu’en muet, dans les salles non équipées. Encore une fois, la lecture conventionnelle de la chronologie tend à schématiser les choses ; en pratique, le raz-de-marée fulgurant du parlant n’est valable que pour les principales salles des grandes villes, et il faut attendre le milieu des années 1930 pour que les provinces profondes soient équipées de manière significative. Globalement, à partir de 1926-27, de nombreux films doivent être conçus pour fonctionner avec et sans son enregistré, en fonction de l’équipement des salles.
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S’ensuit une courte mais étonnante période où les projectionnistes ont un travail fou. Les films sont livrés avec une notice qui précise la marche à suivre pour convertir une copie muette en parlant et vice-versa : recevant une copie pour l’exploitation muette, le projectionniste équipé en parlant doit parcourir toute la pellicule pour repérer les intertitres, les couper, les mettre de côté soigneusement, et rallonger de la longueur prescrite l’amorce de la première bobine pour que cela corresponde, dans le cas des systèmes de sonorisation à disques, aux bonnes conditions de démarrage synchrone des disques. Quand il rend le film, il doit remonter tous les intertitres à leur place...
Dans de telles conditions, non seulement le travail du projectionniste est accru (or, surtout avec les systèmes à disques, le parlant a déjà pour conséquence d’augmenter significativement ses responsabilités...), mais surtout, l’état des copies se dégrade à une vitesse ahurissante. La pellicule est coupée, recollée, recoupée... multipliant les points de collage et donc les risques de casse ; le retrait ou le remontage des intertitres ne sont pas toujours faits scrupuleusement, etc. La durée de vie des copies se réduit radicalement ; l’inégalité entre salles d’exclusivité et second réseau s’accroît tout autant, les salles du dernier rang recevant des copies lamentables, qui cassent, et qui sont parfois incompréhensibles - en muet, à cause des intertitres perdus ou remontés n’importe-comment, et en parlant, à cause de la perte du synchronisme...
La question des systèmes à disques me passionne, je lui consacrerai un autre post.
Il va donc exister trois situations :
Des films tournés délibérément avec ou sans son ;
Des films où l’une des deux formules est imposée, soit par des contraintes techniques et financières (dans le cas d’un « muet forcé »), soit par un producteur exigeant le son pour des raisons commerciales (dans le cas inverse) ;
Et, finalement, une bonne proportion de films clairement écrits pour la formule « mixte », exploitables en sonore ou en muet, formule à la domination absolument éphémère mais intéressante pour l’évolution des formes. Le cas des films sonores sans dialogue synchrone nous semble, rétrospectivement, le moins exotique, puisque la partie visuelle des films est autonome et ne se distingue que peu, ou pas du tout, des films muets conventionnels. Ainsi « L’Aurore » de Murnau, délibérément conçu pour le sonore, possède cette caractéristique de rester intelligible sans la musique et les bruitages de sa bande-son, mais certaines séquences (par exemple celle des fanfares apparaissant en surimpression) sont clairement des illustrations de la musique avec laquelle le film a été pensé.
Il est donc avéré que la deuxième version du « Fantôme », pour en revenir à lui, a existé sous les deux formes :
La sonore partiellement synchrone, qui n’a donc plus d’intertitres dans certaines séquences ;
La Muette, avec intertitres à rajouter aux séquences parlées.
Enfin, Kevin Brownlow suppose l’existence d’une... troisième mouture, parfaitement plausible historiquement, à savoir une version sonore non synchrone. Cette dernière n’est pas une coquetterie esthétique, c’est une pratique attestée comme moyen économique d’exporter les films, dans les premières années de la sonorisation, sans avoir besoin de recourir à une postsynchronisation des dialogues et encore moins à une version multiple.
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Par « version multiple », on entend ici un film tourné simultanément ou successivement par des distributions (partiellement) distinctes, parfois avec le recours à d’autres metteurs en scène, dans plusieurs langues. Pour les films parlants, ce principe est privilégié au départ, le doublage étant initialement écarté tant pour des raisons esthétiques que techniques. Les films vont donc avoir des différences plus ou moins importantes qui peuvent tenir uniquement à l’identité et aux caractéristiques de jeu des interprètes, mais aussi parfois à des différences beaucoup plus importantes, surtout quand ce sont plusieurs metteurs en scène qui se succèdent.
Le principe des versions multiples est extrêmement coûteux : les grandes maisons américaines l’abandonnent presque totalement dès 1932. Seule l’Europe continue de pratiquer régulièrement les versions multiples jusqu’en 1938 environ, principalement pour de nombreuses coproductions entre l’Allemagne, la France et l’Italie ; après quoi le rythme ralentit de manière conséquente. Après la seconde guerre mondiale, les versions multiples n’occupent plus qu’une place marginale.
Cette version internationale n’aurait donc pu comporter qu’une piste sonore « neutre » comportant les parties chantées, la musique de fond et les bruitages (dont les « impressions de foule »), la totalité des dialogues restant confiée aux intertitres. Cette hypothèse est parfaitement crédible du point de vue historique, mais l’existence de cette version n’est pas strictement attestée : il subsiste certes une copie du film qui pourrait correspondre à ce besoin, en revanche on ne possède pas la série de disques correspondante. Voir sur ce point ma dernière partie (à venir) sur l’état de conservation du film.