Merci pour ces interventions vraiment passionnantes, intelligentes et mesurées sur le sujet. J'ai tout de suite pensé aussi à la récente interview de Boris Cyrulnik qui constitue une remarquable mise en relief.
Téthys, je ne sais pas si réellement tu ne liras pas nos réponses, mais ton témoignage est poignant, merci de l'avoir partagé.
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Le fait est que tout cela reste intérieur, et je crois que tu n'as pas à t'en vouloir : ça ne fait souffrir que toi. Et peut-être, qui sait, que le jour où il faudra agir et se dresser contre une menace tangible, alors tu sauras déployer cette colère pour te défendre contre une violence injustifiée, mieux que les autres. Je le souhaite en tout cas. Je crois qu'on est nombreux à porter en nous ce germe de violence qui reste muet.
téthys a écrit :J'ai malheureusement une trop grande conscience de la confusion qui règne dans mon esprit entre ma situation minable et mes grands idéaux. Donc je garderai ma violence confinée et continuerai à baisser la tête.
Ce point m'amène à apporter au débat ce qui me vient de ma pratique professionnelle de rééducation du raisonnement, et des lectures et échanges que j'ai pu avoir dans ce domaine qui me passionne.
Pour faire naître le terrorisme, comme l'extrémisme, il faut un terrain propice aussi sur le plan intellectuel. Un raisonnement correctement construit permet normalement cette conscience dont tu parles, et qui, malgré tout, te prémunit contre le pire.
Thalg, tu parles aussi d'"arguments intellectuels et rationnels". Ces éléments, il ne faut pas seulement qu'on nous les fournisse, il faut aussi être en mesure d'en ressentir le besoin, de les accueillir et de les comprendre.
Et elles sont nombreuses, les difficultés de raisonnement qui peuvent participer à faire de nous des proies faciles des leaders extrémistes.
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Je citerais notamment (en me plaçant dans une perspective constructiviste héritée de Piaget) :
- la pauvreté des représentations symboliques (qui se construisent habituellement entre 18 mois et 3 ans) : c'est assez vaste, mais les personnes qui sont dans ce cas souffrent beaucoup. Difficultés de compréhension dans la vie de tous les jours, erreurs fréquentes d'interprétation, tendance à tout prendre au pied de la lettre... tout ce qui véhicule du sens va être porteur d'incompréhension, d'erreur.
- une pensée peu réversible (se construit environ à l'âge de l'école primaire) : elle entrave la prise en compte du point de vue d'autrui, à se décentrer, à prendre du recul sur une situation.
- la difficulté à imaginer tous les possibles (se construit de 6-7 ans à l'adolescence, en se complexifiant progressivement) : une explication ou une solution proposée sera alors considérée comme la solution, occultant du même coup la possibilité qu'il puisse en exister d'autres.
Cette liste n'est malheureusement pas exhaustive.
Le fait est que, ces dernières années, ces achoppements au raisonnement deviennent presque monnaie courante et nous inquiètent beaucoup, car on ne les rencontrait habituellement que dans des milieux très défavorisés et/ou chez des personnes ayant souffert d'importantes carences affectives, et de manière exceptionnelle chez les autres.
Mais maintenant c'est un véritable raz-de-marée.
Il touche bien sûr toujours en priorité les couches défavorisées de la population.
Quelque chose se passe actuellement, qui fait qu'il est de plus en plus difficile pour les enfants de développer un raisonnement opératoire. Deux grands points problématiques ont déjà été pointés :
- L'école. Alors que les apprentissages scolaires devraient normalement accompagner et soutenir la construction du raisonnement, la priorité qui est donnée à l'assimilation brute de connaissances et à des acquisitions complexes de plus en plus précoces (cf les programmes de maternelle) ont tendance à éloigner les enfants de l'exercice de la réflexion et du débat d'idées. De plus, cette masse d'informations parfois trop complexes pour être comprises (mais c'est pas grave, il faut assimiler, et vite) monopolise l'attention de l'enfant et l'empêche, lorsqu'il est libre, de faire fonctionner librement sa pensée sur des jeux constructeurs, des livres, des discussions. Je caricature, mais à peine : il n'a plus qu'une envie, se défouler, se vider la tête. Et donc se jeter sur...
- Les écrans. Le mal du siècle...
Pour les plus jeunes déjà, clairement, ce sont déjà les écrans en soi qui posent problème. Avant 3 ans, tous les écrans sont un véritable poison, même au niveau physiologique, ce n'est plus à prouver (voir S. Tisseron).
De plus en plus de bébés vivent devant la télé, ou avec la télé en fond sonore. Ce "fond sonore" apparemment inoffensif, il est terrible, parce que le petit enfant est irrésistiblement happé par les images et les sons qui détonnent un peu. Même s'il ne reste pas hypnotisé par l'écran (et c'est malheureusement le cas pour certains), il va être sans cesse distrait de ce qu'il fait par cette foutue télé. Et à 16 mois, lorsqu'on te distrait de ce que tu est en train de faire, ben c'est fini, tu oublies.
C'est ainsi que de nombreux enfants se construisent dans un monde d'immédiateté, et ne parviennent pas à construire des
certitudes rassurantes sur le réel, ni des liens de cause à effet. C'est ainsi aussi que certains ne peuvent même pas faire la différence entre le réel et l'imaginaire, ni construire la fonction symbolique [=
n'importe quelle chose peut être le signe d'autre chose, qu'elle n'est pas mais qu'elle représente].
Plus tard, trop d'enfants sont laissés aux mains des écrans. Outre qu'il a été démontré que regarder seul la télé lorsqu'on est gosse fausse note vision de la violence et augmente notre angoisse, c'est encore un monde où les lois sont bien différentes de celles du réel qui sont présentées à l'enfant. La télé est la pire des nounous, mais les écrans en général sont en train de devenir nos prothèses à penser. Petit à petit, Internet réfléchit de plus en plus à notre place et nous dispense de raisonner, de résoudre des problèmes, d'argumenter. Les nouvelles technologies devraient rester un outil, c'est à dire un moyen, un
média que nous utilisons pour résoudre un problème, mais ne devraient en aucun cas penser à note place. Or nous n'en sommes pas si loin.
Le résultat, c'est que les enfants d'âge scolaire que je reçois aujourd'hui en sont encore souvent à une forme de raisonnement caractéristique des enfants de moins de 3 ans. Qu'ils ont besoin d'agir sur les objets, encore et encore, comme des bébés le feraient. Qu'ils ne savent même pas qu'ils ne comprennent rien à l'école, parce qu'ils ne sont même pas conscients qu'il y a quelque chose à comprendre qu'ils ne sont pas en mesure de saisir. Qu'ils sont toujours dans le plaquage, et me disent avec un sourire satisfait qu'ils ont rangé des bâtons tout bêtes "en ordre alphabétique" après les avoir sagement alignés bout à bout par terre.
Qu'ils ne sont
pas capables de comprendre la moindre blague, le moindre trait d'humour. J'ai arrêté, parce que ça les fait "buguer", ils me regardent avec les yeux écarquillés, l'air inquiet, sans rien oser dire.
Pour moi, ça, c'est le creuset intellectuel de l'extrémisme. Attention, seul, il ne suffit pas, bien évidemment ; il faut y adjoindre les composantes affectives, socio-culturelles, et le vécu de la personne (et je pense que l'humiliation répétée est un facteur déterminant).
Ces enfants voient et entendent ce qui se passe sans pouvoir y mettre du sens, ni prendre du recul sur la situation. Ils écoutent parce qu'on leur dit d'écouter, ils répètent quand on le leur dit. Il font ce qu'on leur dit de faire, sous réserve que ça ne soit pas trop compliqué, parce qu'on leur a dit de le faire.
Le fait que ce type de profil se rencontre de plus en plus est extrêmement inquiétant.
